GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Déconstruire le mythe Thatcher

Nous reproduisons ici la rubrique « Internationales » de notre ami Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à University College de Londres, parue dans la revue Démocrate Socialisme n°205 de mai 2013.

« Le mythe prive l’objet dont il parle de toute histoire. En lui, l’histoire s’évapore », énonçait Roland Barthes(1). Depuis l’annonce de son décès, Margaret Thatcher est mythifiée, y compris par ceux qui passent pour avoir été des opposants à son action politique.

Le mythe Thatcher est édifié à gros traits, mais avec une ardeur collective qui aveugle et paralyse. Cette offensive ne laisse place à aucune contestation possible. Le phénomène est plus profond que la simple réhabilitation du personnage. Margaret Thatcher est dé-historicisée. Par là même, le thatchérisme est dépolitisé.

Derrière le concert de louanges et un enterrement en grandes pompes, c’est la naturalisation d’une période charnière de la vie politique britannique que l’on entreprend. Le mythe Thatcher sert à réifier dans l’espace public onze années de gouvernement et, depuis, la gestion d’un héritage politique qu’aucun des successeurs de la Dame de fer n’a renié. Cette mort est en réalité une renaissance politique. Thatcher est morte, vive le mythe Thatcher !

Barthes l’avait bien noté : la doxa propagée par le mythe est l’image que la bourgeoisie se fait du monde et, surtout, entend imposer au monde. Les constructeurs du mythe Thatcher ont un objectif principal en tête : faire accepter au plus grand nombre que le thatchérisme fut un chaînon aussi inévitable que nécessaire dans l’histoire du pays. Déconstruisons quelques éléments principaux de cette mythologie thatchérienne.

« Margaret Thatcher sauva le pays du déclin économique » : Il n’en est rien. Les résultats économiques des années 80 sont bien en deçà de ceux des années 50 et 60 ; décennies pendant lesquelles la croissance fut plus soutenue et durable. Quand finalement l’économie commença à croitre à la fin des années 80, elle reposa sur la bulle du crédit et l’activité financière. Au moment de son départ de Downing street, l’économie était de nouveau en récession. N’oublions pas non plus que Mme Thatcher bénéficia des revenus importants issus de l’extraction du pétrole dans la mer du nord.

« Margaret Thatcher allégea le fardeau de la fiscalité pour tous » : C’est faux. Entre 1979 et 1989, le niveau de taxation (en tant que pourcentage du PIB) passa de 39% à 43%. Le premier ministre allégea les impôts des plus riches : le taux d’impôt maximal était de 83% en 1979 et de 40% quand elle quitta le pouvoir. Inversement, la TVA – impôt indirect qui frappe davantage les catégories populaires – passa de 8% à 15% dès son arrivée au pouvoir.

« Sous Margaret Thatcher, les Britanniques se sont enrichis » : Nouvelle contre-vérité. En 1979, le 1/5e le plus pauvre de la population recueillait 10 % des revenus nationaux après imposition contre 7 % en 1989. Pendant la même période, la part du 1/5e le plus riche passait de 37 % à 43 %. Les riches se sont donc enrichis et les pauvres se sont appauvris. Corollaire de cet appauvrissement la criminalité a augmenté de 79% entre 1979 et 1989.

« Margaret Thatcher a restructuré et modernisé l’économie » : Pas du tout. Encore aurait-il fallu qu’elle ait un projet industriel, ce qui n’était pas le cas. Thatcher a détruit l’industrie britannique qui ne s’en est toujours pas remise à ce jour. Entre 1980 et 1983, la capacité de production de l’industrie a baissé de 24 %. Avec les privatisations et la fermeture d’entreprises (dont les puits de mine dans le nord du pays), le pays a compté plus de 3 millions de chômeurs pendant la majeure partie des années 80. Margaret Thatcher fit le pari d’une économie nationale dépendante de la City et de la finance, avec les conséquences que l’on connait aujourd’hui.

« Les privatisations de Mme Thatcher ont permis la création d’un marché libre et compétitif » : Il s’agit d’une affirmation tendancieuse et incorrecte. Les ventes d’entreprises nationalisées, sous-évaluées, ont essentiellement permis de renflouer les caisses du trésor. Les services privatisés se trouvent pour la plupart aujourd’hui dans une situation monopolistique, et remplissent des services d'une qualité médiocre à des coûts élevés (eau, gaz, électricité).

« Thatcher fit reculer l’emprise étatique sur le pays » : sur le plan économique, l’État s’est effectivement effacé, ce qui a accru les inégalités économiques entre individus, et les services financiers ont été dérégulés. Sur le plan des libertés civiles et des relations du travail, le thatchérisme fut très interventionniste : lois antisyndicales ; imposition d’une bureaucratie visant à surveiller les fonctionnaires et les enseignants, et crispation autoritaire sur le plan des mœurs.

« Thatcher, personne de conviction, combattit en faveur de la liberté et de la démocratie » : faut-il rappeler que Mme Thatcher s’opposa aux sanctions contre le régime d’Apartheid en Afrique du sud et traita Nelson Mandela de « terroriste » ? Thatcher apporta aussi un soutien indéfectible à Augusto Pinochet, à qui elle rendit visite en 1999 lorsqu’il fut brièvement retenu en Angleterre pour répondre aux charges de crimes contre l’humanité. Elle refusa le statut de prisonnier politique à Bobby Sands et à ses camarades de l’IRA, et n’eut pas l’ombre d’un remords quand ceux-ci moururent après une longue grève de la faim. L’intervention aux Malouines – contre l’avis de ses ministres et de la hiérarchie militaire – fut politiquement douteuse, économiquement coûteuse et humainement cruelle.

« Thatcher a vaincu la gauche et le thatchérisme a connu son apothéose sous Tony Blair » : C’est vrai et, ici, la mythologie rejoint le réel ; une réalité des plus inconfortables pour les directions travailliste et syndicale. Margaret Thatcher a mené de plein front une lutte des classes – pour le bénéfice de sa classe, les nantis - que les états-majors de la gauche britannique ont abandonnée à partir de 1979, pour le malheur de la classe ouvrière. Ce sont Tony Blair et Gordon Brown qui ont entrepris la réhabilitation d’une figure largement détestée dans les années 90 et jusqu’à sa mort. Blair a affirmé que Mme Thatcher avait inspiré son action et Brown la reçut à Downing street avec les honneurs dus à un chef d’État en exercice. Blair et Brown passeront à la postérité comme les grands bâtisseurs du mythe Thatcher.

À quoi bon manufacturer le mythe Thatcher, 23 ans après son départ de Downing street ? Le procédé permet à peu de frais de revivifier TINA - le mot d’ordre des néolibéraux de tout poil depuis trente ans : en vertu de celui-ci, rien n’est possible, rien n’est envisageable en dehors du cercle de la raison économique ; cette doxa qui préconise toujours plus d’austérité, le démantèlement de l’État social et le libre échange. TINA est de facto la Nouvelle Internationale ; celle qui regroupe aujourd'hui la droite populiste, les conservateurs, les néolibéraux et la social-démocratie blairisée. Il est compréhensible que le bilan politique de Margaret Thatcher soit acclamé par ceux qui soutiennent la barbarie économique actuelle, ou par ceux qui ont capitulé face à elle.

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(1): Mythologies, Seuil, 1957, p. 239 (retour)

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