GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

2014, année Jaurès Economie Théorie Histoire

De l’assassinat de Jaurès au suicide de l’Internationale

À l’occasion du centenaire de la mort de Jean Jaurès, la revue Démocratie Socialisme a publié une série de 8 articles sur le martyr de juillet 1914. Nous reproduisons ici l’article paru dans la revue D&S d’octobre 2014. Cet article traite de l’entrée en guerre de l’Europe entière en ces jours sombres où retentissait encore l’écho des odieux coups de feu de Vilain. À notre sens en effet, la fidélité à Jaurès impose de relier son dernier combat et sa mort à l’effondrement de l’Internationale, qui se rallia dans tous les pays à l’effort de guerre et balaya d’un revers de la main le seul traité que reconnaissait « notre » Jean : celui qui liait les socialistes « à la race humaine ».

Les travailleurs qui, en cette soirée maudite du 31 juillet 1914, s’exclamaient dans les faubourgs : « ils ont tué Jaurès, c’est la guerre », oubliaient qu’il existait un rempart encore intact face à la folie belliciste en passe de se déchaîner. Il s’agissait de l’Internationale. L’instance mondiale du mouvement ouvrier avaient en effet pris, lors de la montée des périls, des positions claires en cas d’explosion d’une guerre généralisée. Mais ce rempart, que des millions d’ouvriers européens croyaient à bon droit inexpugnable, s’effondra en quelques jours, dans les premiers jours d’août. Le glas sonna un seconde fois sur le cercueil de Jaurès quand les socialistes de l’Europe entière se rallièrent aux sirènes de l’union nationale et du jusqu’au-boutisme de leur bourgeoisie respective. Jaurès assassiné et l’Internationale réduite à une peau de chagrin, la boucherie impérialiste pouvait donner toute sa mesure au champ d’horreur.

Même mort, Jaurès fait peur

À l’annonce de l’assassinat du tribun, le Paris des faubourgs se rassemble. D’abord hagard, les travailleurs crient leur indignation, puis réclament vengeance. À en croire le militant syndicaliste Alfred Rosmer, auteur d’une somme irremplaçable sur le mouvement ouvrier français pendant la guerre, « on craint sans doute, parmi les chefs socialistes qui se trouvent à ce moment rassemblés, qu’ils n’exercent des représailles contre les fauteurs de ce crime, tous bien connus, car d’une fenêtre d’un des bureaux du journal une voix tout à coup s’élève, recommandant le calme. La foule ne se dispersera que lentement ». Ce récit est corroboré par les articles parus le lendemain, 1er août, dans les colonnes de L’Humanité désormais orpheline. On peut y lire que « la lugubre nouvelle s’est rapidement répandue dans les quartiers ouvriers où elle a produit une émotion intense », notamment place de la République où les affrontements entre les ouvriers de Belleville et les forces de l’ordre furent particulièrement violents.

Si en bas, on crie, force est de constater qu’en haut, on craint. Car, même rendu muet par les deux balles de Vilain, Jaurès fait peur aux classes dominantes. Abel Ferry, le sous-secrétaire d’État aux affaires étrangères, raconte qu’en pleine séance du Conseil des ministres, Malvy entra dans la salle où siégeait le gouvernement et déclara, peu après l’annonce du crime : « le préfet de police me téléphone qu’il y aura la révolution à Paris dans trois heures. Les faubourgs vont descendre ». Encore fou de rage sur le perron de l’Élysée, le ministre de l’Intérieur s’écria à sa sortie du Conseil : « c’est abominable ! Un agent de l’Allemagne n’aurait pas mieux travaillé ».

Au sommet de l’État, pour reprendre l’exclamation d’un ministre à l’annonce de Malvy, on craignait à bon droit la concomitance de « la guerre étrangère et [de] la guerre civile »}. En effet, dès le 27 juillet, avant même la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, une puissante manifestation pacifiste avait eu lieu, à l’appel de la CGT, devant les locaux du Matin, l’un des journaux les plus cyniquement bellicistes. Malgré les violences policières et le déploiement d’un véritable dispositif anti-émeute , selon Alfred Rosmer, « de 9 h à minuit, une foule énorme a déferlé sans cesse sur les Boulevards ». Deux jours plus tard, un vaste meeting appelé par la CGT salle Wagram est interdit par les autorités. Ignorant cette décision, des milliers d’ouvriers se rendirent aux abords de la place de l’Étoile où les forces de police avaient reçu l’ordre de disperser tout rassemblement. Une nouvelle fois, des affrontements sanglants se produisirent

Tout a changé lors des funérailles de Jaurès. En ce 4 août, la CGT demande aux travailleurs d’assister en masse aux obsèques pour y manifester « dans le calme et la dignité ». C’en est fini de l’agitation contre cette guerre qui est là. Pour les dirigeants confédéraux, comme pour les leaders de la SFIO, Jaurès a fini d’être un inspirateur. Il est devenu un fétiche sur la tombe duquel il s’agit de conclure avec l’ennemi intérieur la paix sociale.

Une faillite sans précédent dans l’histoire

Le 4 août 1914 est incontestablement un de ces rares jours où l’histoire bascule. Outre l’enterrement de Jaurès s’y déroule la fameuse séance du Reichstag où -coup de tonnerre dans le ciel de l’Internationale- la Sociale-démocratie allemande décide de voter les crédits de guerres sollicités par l’état-major du Kaiser. Comme l’affirme Haase, le chef de la fraction parlementaire du SPD, « à l’heure du danger », les dirigeants sociaux-démocrates font le serment de ne pas laisser « tomber la patrie », c’est-à-dire de soutenir inconditionnellement l’État impérial. Le même jour, le « parti-frère » du SPD en France approuve également les crédits militaires. Qu’elles semblent loin les assurances réciproques des deux partis quant à leur refus de tout soutien aux entreprises guerrières de leur gouvernement respectif, formulées le 1er août, à Paris, lors de l’entrevue entre l’émissaire social-démocrate Herrmann Müller et la direction de la SFIO ! En une poignée d’heures, l’Internationale s’est niée elle-même. C’en est fait de cet édifice que les sacrifices des générations militantes successives avaient patiemment construit pendant plusieurs décennies...

Pour apprécier cet effondrement des directions ouvrières, il est éclairant de parcourir, en ces jours décisifs, la presse de la CGT, car sa majorité confédérale, dirigée par des syndicalistes révolutionnaires, s’enorgueillissait de représenter l’avant-garde internationaliste française. Le 26 juillet 1914, la Bataille syndicaliste, l’organe officieux de la majorité cégétiste, écrivait encore qu’« à toute déclaration de guerre, les travailleurs d[e]v[ai]ent, sans délai, répondre par la grève générale révolutionnaire ». Dès le lendemain, soit le jour de la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, la direction cégétiste tourne presque imperceptiblement. Si la Bataille syndicaliste assure encore que « la guerre est impossible, [puisque] le peuple ne la permettrait pas », elle reconnaît que « si la diplomatie n’a pas réglé ce matin le différend, c’en est fini : la tourmente est déchaînée ». L’appel rituel à la révolution en fin d’article fait déjà davantage figure d’exhortation désespérée que de mot d’ordre pratique.

Ce qui n’était encore qu’un tournant incertain devient une véritable mue après l’assassinat de Jaurès. Le 2 août, jour de la mobilisation générale, la majorité confédérale reconnaît que « les événements [l’] ont submergé » et explique en partie sa banqueroute par le fait « que le prolétariat n’a pas assez unanimement compris tout ce qu’il fallait d’efforts continus pour préserver l’Humanité des horreurs d’une guerre ». Le même jour, la Bataille syndicaliste maudit, non la guerre ou les impérialistes fauteurs de guerre, mais « le vieil empereur François-Joseph ». L’alignement sur de positions chauvines est en marche. Dans Le Bonnet rouge, on peut lire avec une amère ironie, au sujet de l’assurance donné par l’Intérieur de ne pas recourir aux arrestations massives de militants initialement prévues en cas de mobilisation, que « les déclarations très nettes des révolutionnaires les plus résolus [étaien]t de nature à rassurer pleinement le gouvernement »...

Boire le calice jusqu’à la lie

...

Ce ralliement brutal des directions socialistes et syndicales à « l’Union sacrée » les pousse à réaliser des contorsions pour le moins spectaculaires. Ainsi, le 4 août, la CGT appelle bien à un soulèvement révolutionnaire..., mais uniquement « sur les bords de la Spree et du Danube ». Deux jours auparavant, on souhaitait « que les flots de sang qui [avaien]t commencé à couler [...] retombent sur la tête de Guillaume II et des pangermanistes »... et non sur celles des marchands de canons français ! Autre stratégie employée par les directions : travestir le sens des termes pour camoufler leur propre trahison. Jaurès est mort trop tôt pour constater que son adage sur ces hommes impuissants à « changer les choses », si promptes à « change[r] les mots », s’appliquerait à merveille à ses anciens camarades. Dans l’Humanité comme dans la presse syndicale, quand on dénonce « l’impérialisme » après le 2 août, on ne vise plus l’appétit insatiable des groupes capitalistes de tous les pays, mais bel et bien... l’Allemagne impériale !

Cette perversion du discours socialiste d’avant-guerre ne pouvant faire long feu, il convenait de lui substituer un nouveau discours, plus en phase avec la réalité de l’Union sacrée. On ne craint pas de recourir à des arguments ethnicistes importés tout droit de l’attirail idéologique de la droite nationaliste. Dans la Bataille syndicaliste, on peut lire, dès le 6 août que « les Germains, de sang plus lourd, partant d’esprit plus soumis et plus résigné, n’ont pas [l’]esprit d’indépendance » des Français. Jean Grave, en novembre, relisant le passé récent de l’Internationale en lambeaux, oppose lui-aussi « l’influence latine » à la « férule allemande ». Le chauvinisme, qu’il soit ethnique ou culturel, instillait indéniablement son venin dans les rangs ouvriers. Dans sa brochure La crise de la sociale-démocratie, Rosa Luxemburg signale un article, paru le 18 août dans le journal SPD de Francfort, assurant que, malgré la bravoure des soldats français et russes, « le syndiqué allemand leur sera supérieur par sa résolution froide et tranquille ». Selon cette feuille, le succès des armées du Kaiser pour laquelle elle milite pourrait bien être celle « des fonctionnaires des syndicats », dont les compétences, acquises grâce au travail d’éducation populaire mené par la sociale-démocratie pendant des décennies pour préparer l’avènement du socialisme, doivent donc être mises sans état d’âme au service d’Hindenburg et de Krupp...

Dès le début du conflit, on s’efforça par ailleurs de le présenter, dans chaque camp, comme une croisade démocratique pour la libération des peuples. En France, on brandissait la « tradition démocratique et révolutionnaire de la France » pour l’opposer au « militarisme germanique ». À la SFIO, Vaillant et Sembat se spécialisèrent dans ces invocations tremblantes des soldats de l’An II, luttant valeureusement contre l’invasion austro-prussienne. En Allemagne, l’ennemi déclaré, c’était le tsarisme, bourreau des peuples, qui justifiait l’alliance du SPD... avec les féodaux et les hobereaux de Prusse ! Alors que l’armée impériale commettait ses fameuses « atrocités » dans le Nord de la France, après avoir violé la neutralité belge, l’Hamburger Echo n’avait pas peut de déclarer, le 11 août, que le peuple allemand avait « avant tout à faire la guerre contre le tsarisme et [...] la fais[ait] plein d’enthousiasme, car c’é[tait] une guerre pour la civilisation ».

Au-delà des mots, deux faits nouveaux suscitèrent la stupéfaction chez nombre de militants. Ainsi, le 26 d’août, au plus fort de l’offensive allemande, les socialistes français se résolurent à envoyer deux de leurs membres au gouvernement Viviani pour parfaire l’Union sacrée. Ce furent Guesde et Sembat qui furent désignés, eux qui s’étaient indignés avec tant de force de l’entrée de Millerand dans le cabinet bourgeois de Waldeck-Rousseau, quinze ans auparavant. Jaurès n’était plus là pour goûter l’ironie de cette décision... Par ailleurs, à côté des discours lénifiants sur le caractère « défensif » que revêtait cette guerre, se développa dans les rangs socialistes un véritable rhétorique impérialiste. Le 14 août, Léon Jouhaux, le patron de la CGT, silencieux depuis son discours aux funérailles de Jaurès, rédigea un article, intitulé « Profitons-en ! ». Il y invitait les entreprises françaises à s’imposer dans les colonies allemandes devenues inaccessibles à leur métropole, en raison de la suprématie maritime franco-anglaise, dans l’espoir que les impérialistes français distribuent à « leurs » ouvriers une partie de plus-value captée sur le dos du peuple allemand. Dans sa brochure La guerre et l’Internationale, Trotsky était dans le vrai quand il affirmait que, dans chacun des camps, le socialisme officiel, en convoitant, dans l’hypothèse d’une issue heureuse, une partie du butin arraché aux vaincus, s’était « transformé en un impérialisme socialiste ».

Ces veilleurs qui, dans la nuit, cherchent la lumière

Le ralliement à leur bourgeoisie nationale respective des socialistes européens n’est toutefois pas total et une poignée de militants demeurent, dès l’été 1914, fidèles à la ligne internationaliste. En France, Pierre Monatte n’accepte pas l’abandon des positions antimilitaristes de la CGT et œuvre à rassembler tous les militants de la confédération désireux de se battre contre la guerre. En Allemagne, Karl Liebknecht, dirigeant de l’aile gauche du SPD, s’est résolu le 4 août à voter les crédits de guerre par discipline, mais mesure quelques jours plus tard son erreur politique. Dès le mois de septembre, il rencontre des militants opposés au conflit. Mobilisé en février 1915, il est l’auteur en mai du tract fameux, intitulé « L’ennemi principal est dans notre propre pays ». En quelques mois, il a compris qu’il fallait transformer la guerre impérialiste entre les peuples en lutte des peuples contre les fauteurs de guerre. Dans son combat, il est accompagné par Rosa Luxembourg qui lance une revue symboliquement intitulée L’Internationaliste. Elle en fait une tribune contre la politique militariste de la direction du SPD. Les autorités qui craignent son influence sur les masses ordonnent son arrestation en février 1915.

C’est cependant des socialistes russes qu’est venu, dès le mois d’août 1914, le signe le plus clair d’un refus intransigeant de la guerre. Lénine rédige un manifeste intitulé Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire. Pour lui, la Seconde Internationale a forfait à sa mission historique et ses leaders « ont trahi le socialisme en votant les crédits de guerre, en reprenant les mots d’ordre chauvins de la bourgeoisie de leurs pays, en justifiant et en défendant la guerre […] ». Désormais, le rôle des révolutionnaires est de créer une nouvelle Internationale qui combattra la guerre et préparera dans et par l’action l’avènement du socialisme. Lénine sème là les germes de la future victoire ouvrière de 1917.

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