GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

150 ans de la Commune #2 ; fév71, l’autre étrange défaite

1871-2021. À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, D&S a décidé de consacrer une série d’articles à cette première ébauche de république sociale qui, selon Marx, « ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même ».

Le 18 mars 1871, refusant son propre désarmement, le peuple parisien s’est lancé, sans le savoir, dans l’édification d’un État d’un type nouveau qui, pour la première fois de l’Histoire, était dirigé par et pour les travailleurs. Tout au long du mois de février, de l’armistice à la conclusion de la paix infamante de Thiers et consorts, Paris fit l’expérience que la république généreuse qu’elle appelait de ses vœux ne pouvait être obtenue qu’en combattant.

L’armistice et ses conséquences

Le gouvernement dit « de Défense nationale » demanda l’armistice à Bismarck le 26 janvier. Selon Marx, « la capitulation de Paris, en livrant à la Prusse non seulement Paris, mais la France entière, a clos la longue série d’intrigues et de trahisons avec l’ennemi que les usurpateurs du 4 septembre avaient inaugurée »1. Le double discours des Trochu, Favre, Simon, Ferry et autres Thiers, qui saoulaient le peuple de tirades patriotiques tout en s’ingéniant à aplanir par tous les moyens les conditions de la paix la moins déshonorante possible, devenait un fait patent, non plus pour la seule avant-garde militante des faubourgs, mais pour la masse de la population parisienne. Dans la capitale livrée, mais non vaincue, qui avait enduré mille souffrances tout au long du siège, c’était la stupeur. Ainsi, c’en était donc fait de la résistance à l’invasion.

Le 28 janvier, l’armistice entra en vigueur et les négociations de paix s’ouvrirent. La décision de pactiser avec l’ennemi, en mettant définitivement bas les masques bellicistes dont les Jules et Thiers s’étaient parés, ne pouvait qu’avoir des conséquences dans la relation qu’entretenaient ces Janus avec la délégation de Tours qui s’activait fiévreusement depuis octobre 1870 à mobiliser les énergies de la province en vue de la défense du territoire. On se souvient que Gambetta, à peine arrivé à Tours, obtint de ses collègues parisiens le portefeuille de la Guerre, et déploya une activité intense, rappelant en un certain sens les mesures de salut public de 1793-1794, ce qui heurta l’opinion des campagnes, désireuses de retrouver la paix à tout prix2.

Le 31 janvier a lieu la rupture prévisible entre la majorité défaitiste et la minorité patriote de ce gouvernement sur la sellette. Gambetta, jouant son va-tout, appelle la nation à « la guerre à outrance » et publie un décret frappant d’inéligibilité « tous les complices du régime » impérial, c’est-à-dire « les individus qui avaient accepté une candidature officielle »3. Bismarck, en bon protecteur de la république bourgeoise, proteste contre cette atteinte aux droits fondamentaux des oppresseurs de toute obédience en se dissimulant, offusqué, derrière la commode liberté du vote. Drôle de période que celle où le chancelier impérial d’une monarchie autoritaire et étrangère donne des leçons de droits de l’homme aux représentants les plus avancés de la République française...

Début février, Gambetta perd son portefeuille au profit de Simon, mais la délégation, retranchée à Bordeaux, continue à le suivre, tout comme la majorité des préfets qui avaient, il est vrai, été nommés par ses soins. L’épreuve de force se précise. Garnier-Pagès, Arago et Pelletan sont envoyés pour le compte du cabinet de « Défense nationale » à Bordeaux, tandis que Simon planifie fièvreusement la prise de la préfecture de la Gironde en lien avec le général commandant la place. De guerre lasse, Gambetta démissionne de ce cabinet avec lequel il n’était plus depuis longtemps – peut-être sans le savoir depuis sa formation – « en communion d’idées, ni d’espérances »4.

La seconde conséquence de la conclusion de l’armistice avec les Prussiens, ce fut sans conteste la désignation d’une Assemblée nationale dont l’élection équivoque allait, pendant de longues années, déterminer puissamment le cours étrange pris par la République naissante.

L’Assemblée des « ruraux »

Comme le note Marx dans sa célèbre Adresse, l’accord d’armistice « stipula[it] qu’une Assemblée nationale devait être élue dans les huit jours […]. Cette assemblée, selon une clause expresse de la capitulation, ne devait être élue que dans le seul but de décider de la paix ou de la guerre, et, éventuellement, de conclure un traité de paix »5. Tel est en effet le fond de l’équivoque. Les citoyens ont répondu, comme Bismarck le leur demandait, à la question « la guerre ou la paix ? », mais certainement pas à celle du régime politique à établir à l’avenir, comme firent mine de le croire les monarchistes revenus pour un temps sur le devant de la scène.

Ce scrutin fut en tout point exceptionnel. Il se tint alors que 43 départements étaient occupés par les Prussiens et que 400 000 soldats avaient été faits prisonniers. Les listes furent arrêtées à la hâte et, au dire de Jean-Marie Mayeur, « la campagne électorale fut inexistante ». Ce n’est pas surprenant lorsque l’on sait, comme le rappelle Marx, « qu’en bien des parties de la France, la nouvelle des élections à faire n’arriva qu’à la veille du scrutin »6. Les républicains de combat, derrière Gambetta, avaient, pensaient-il, paré à toutes les éventualités en rétablissant le scrutin de listes et le vote au chef-lieu de canton, deux mesures censées favoriser les grands courants d’idées au détriment des élites « naturelles » et affaiblir le poids électoral des paysans, habitués sous le Second Empire à voter directement dans leurs communes. Mais les conservateurs furent plus habiles et plus réactifs que les républicains, par ailleurs divisés, puisque, comme le note Jean-Marie Mayeur, ils « surent faire des listes de large union, associant les divers courants de l’opinion, de la bourgeoisie libérale proche de Thiers aux monarchistes. De cette coalition hétérogène, l’hostilité à Gambetta, à la “guerre à outrance”, à la “dictature”, fait l’unité »7.

Les résultats furent sans appel. Thiers, élu dans 26 départements (contre 9 seulement pour Gambetta), devenait le nouvel homme fort, tandis que les hommes de la Défense nationale étaient comme de juste balayés, à l’exception notable de Jules Favre. Au-delà de ce reclassement au sommet, la victoire des conservateurs était patente au niveau national. La droite, dans sa diversité, l’emportait partout, sauf à Paris, dans le Sud-Est républicain et dans l’Est patriote craignant plus que tout l’annexion allemande. Les villes restaient « bleues » dans leur grande majorité, comme lors du plébiscite impérial de mai 1870, mais leurs voix furent noyées par le raz-de-marée réactionnaire venu des campagnes.

Au total, 753 sièges étaient à pourvoir, mais seulement 675 le furent le jour des résultats en raison des candidatures multiples. Malgré les flottements idéologiques de tel ou tel, il ne fait pas de doute que plus de 400 monarchistes furent élus. Ils dominaient de la tête et des épaules cette assemblée où l’on dénombrait par ailleurs environ 250 républicains de toutes les nuances, ainsi qu’une poignée de bonapartistes rescapés du désastre impérial. Une donnée supplémentaire permet à elle seule de saisir le choc que constitua ce scrutin en tout point hors-norme : pas moins de 225 nobles furent élus. Ils représentaient exactement un tiers des effectifs de la chambre. Dans ses Mémoires, Jules Simon se souvient de l’arrivée presque anachronique à Bordeaux de cette armée de hobereaux, généralement de sensibilité légitimiste et pour la plupart inexpérimentés, qui avaient été relégués sur leurs terres tout au long de la « fête impériale ». C’était là la revanche inattendue de l’aristocratie terrienne qui profita indéniablement de la stupeur dans laquelle la défaite avait plongé le corps social dans son entier, même si plusieurs historiens ont pu noter une remontée du vote pour les élites « traditionnelles » dès la fin du Second Empire8.

Marx exprime lui aussi à sa manière le désarroi des femmes et des hommes de progrès face à cette victoire de légitimistes sortis d’un autre âge. Selon l’auteur de La Guerre civile en France, « la roue de l’histoire avait visiblement tourné à l’envers pour s’arrêter à la “chambre introuvable” de 1816. Dans les assemblées de la République, de 1848 à 1851, ils avaient été représentés par leurs champions parlementaires, instruits et exercés ; c’étaient les simples soldats du parti qui s’y ruaient maintenant »9. Pour Marx, la France avait été arraisonnée par une horde de « ruraux ». L’expression fit florès par la suite.

Paris face aux « ruraux »

Et Paris dans tout cela ? Elle vota en tout point dans un sens opposé à celui des campagnes. Là où la France rurale et cléricale s’était exprimée sans équivoque pour la paix à tout prix – fût-ce celui du déshonneur – et pour la restauration monarchique, la capitale affirma son attachement viscéral à la République dont les campagnes l’avaient privée à tant de reprises, ainsi que sa volonté inébranlable de continuer cette guerre qu’elle estimait, à tort ou à raison, ne pas avoir perdue.

Sur 43 députés au total, Paris désigna 36 républicains, dont sept « rouges ». Encore s’agissait-il surtout de vieux républicains démocrates de 1848 qui faisaient davantage figure d’emblèmes des luttes passées que d’avant-garde annonciatrice de l’avenir. Furent en effet élus par les faubourgs le déjà mythique Victor Hugo (69 ans) les deux « anciens » de 1848 Louis Blanc et Félix Pyat (60 ans), ainsi que l’Italien Garibaldi (63 ans), qui s’était mis à la disposition de la France, avec sa fougue légendaire, dès que la République y avait été proclamée10.

La capitale désigna par ailleurs Rochefort et Gambetta, deux républicains radicaux et patriotes qui se firent connaître par leur opposition frontale à l’Empire déclinant. Les deux seuls militants ouvriers désignés par le Paris populaire furent les internationaux Benoît Malon et Henri Tolain (ce dernier allait toutefois être exclu en avril pour avoir désavoué la Commune). Ni Blanqui, qui obtint 52 000 voix, ni Eugène Varlin, le leader de l’Association internationale des travailleurs, avec ses 58 000 suffrages, ne parvinrent à se faire élire. Même à Paris « la rouge », les résultats des socialistes furent donc décevants.

Sur les 43 candidats présentés par ce que Jacques Rougerie appelle de façon délibérément anachronique le « parti socialiste révolutionnaire en formation », seuls cinq quatre furent élus. Et encore « trois le furent (notamment Garibaldi) en raison de leur prestige et du soutien de groupes républicains plus modérés », note l’historien Robert Thombs11. La mouvance socialiste en formation, regroupant – dans une sorte de fusion qui ne disait pas son nom – la section parisienne de l’Internationale, la fédération des chambres syndicales de la capitale et le Comité des vingt arrondissements, malgré son activisme intense des dernières années (notamment lors de récentes grèves) et la rude répression que l’État bonapartiste avait abattue sur elle, ne s’était pas encore fait une place de choix dans le paysage politique parisien12.

Le Paris qui a voté rouge voue aux gémonies cette Assemblé réactionnaire qui représente tout ce contre quoi il lutte. Le 25 février, soit plus de quinze jours après le scrutin, le journal radical Le Rappel ne décolère pas. On peut en effet lire dans ses colonnes que « le suffrage universel est pire qu’ignorant, il est stupide ». Toujours dans Le Rappel, Victor Hugo écrit, quelques jours plus tard, que face à la France « industrielle, commerciale, savante, lettrée, ouvrière […], démocratique, éprise de liberté et d’égalité », qui a naturellement Paris pour capitale, se dresse « une France seigneuriale et villageoise, cléricale et jésuite, […] ennemie du progrès, acharnée aux réactions et aux coups d’État », qui a, elle, « pour métropole la Rome des papes »13. Dans une lettre datée du 20 février et destinée au militant libertaire suisse James Guillaume, Varlin note en passant : « Malon et Tolain sont à Bordeaux, comme représentants du peuple ; il ont une rude tâche à accomplir dans une aussi triste assemblée »14 Décidément, le Paris républicain et patriote n’a rien de commun avec cette Assemblée monarchiste et avec celui qui la domine, que les faubourgs affublent du sobriquet peu flatteur de « Foutriquet » et proclament ironiquement « Thiers Ier, roi des capitulards »15. Si Paris déteste les « ruraux » dominant l’Assemblée, force est toutefois de reconnaître que ces derniers le lui rendent bien. Et avec intérêt.

L’assemblée face à Paris

Rassemblée à Bordeaux le 12 février, l’Assemblée nomme à sa tête le pâle républicain Jules Grévy, auquel on savait gré de n’avoir jamais ménagé les « rouges » de la capitale. Thiers constitue géométriquement le centre de gravité de son spectre politique majoritaire allant des républicains modérés anti-gambettistes aux monarchistes les plus réactionnaires en passant par la droite libérale d’inspiration orléaniste. Pas étonnant que, suite à une délibération de la veille, elle bombarde, le 17, cet opportuniste, qui a traversé tous les régimes de la Restauration au Second Empire, au sommet de l’État. Officiellement, l’Assemblée « considérant qu’il importe en attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations » nomme Thiers « chef du pouvoir exécutif de la République française »16. La majorité royaliste a veillé à peser chaque terme : elle ne reconnaît la République qu’à demi-mot et proclame que la question des institutions n’a pas été tranchée par la révolution du 4 septembre. C’est une offense sans nom pour Paris où l’on comprend qu’il suffira de changer le nom officiel de l’État et de remplacer, le moment venu, Thiers par le prétendant idoine pour restaurer la monarchie honnie17.

Le cabinet Thiers est formé le 19 février. Il s’agit d’un subtil dosage entre républicains bourgeois rescapés du gouvernement de Défense nationale, proches de Thiers venus des rangs orléanistes, auxquels on adjoint un, puis deux légitimistes. Fidèle au mandat que lui ont confié les droites, il déclare que son programme consistera avant toute chose à « pacifier, réorganiser, relever le crédit, ranimer le travail ». Seulement ensuite viendra le temps de « poser les théories de gouvernement » qui divisent de façon presque irrémédiable républicains d’ordre, orléanistes et légitimistes18. Si l’on prend ces déclarations au sérieux, on conçoit nettement que Thiers entendait conclure la paix au plus vite avec Bismarck pour relancer l’économie alors au point mort, tout en remboursant les lourdes indemnités que la Prusse n’allait pas manquer d’exiger, vu le rapport de force en sa faveur. Impossible de réaliser ce programme sans renforcer l’exploitation du travail salarié. Or, cela, le peuple de Paris, déjà chauffé à blanc par le siège, puis par la capitulation, ne pourrait le souffrir. Comme le note judicieusement Marx : « Ce n’est qu’en renversant la république par la violence, que ceux qui s’appropriaient la richesse pouvaient espérer faire supporter aux producteurs de cette richesse les frais d’une guerre qu’ils avaient eux-mêmes provoquée »19.

Rapidement, l’Assemblée commence, depuis Bordeaux, son travail de sape contre Paris et son monde. Début mars, elle supprime la modique solde journalière de 1,50 franc que touchaient les gardes nationaux de la capitale. Elle décida par ailleurs la fin du moratoire sur les effets commerciaux, ainsi que leur paiement étalé sur trois mois à partir du 13 mars. Ces effets constituaient des promesses de paiement à échéance établies par un coupon que le possesseur pouvait encaisser avant la date fixée à prix réduit auprès de certaines banques. Ils permettaient donc une forme de financement à crédit, qui était vital pour nombre de petits patrons parisiens. Or, 40 000 entreprises de la capitale étaient alors insolvables, de l’aveu même du ministre Jules Simon. On pouvait donc craindre légitimement un effondrement du petit commerce. Ces deux décisions suscitèrent l’ire d’une population famélique, énervée et méfiante qui considérait qu’allait immanquablement suivre la fin du moratoire sur les loyers, établi en juillet 1870. De cela, une population privée de toute source de revenus ou presque ne pourrait se relever. En deux mots comme en cent, il était évident, dans les faubourgs, que l’Assemblée entendait affamer la capitale rebelle20.

Le Paris républicain, qui n’attendait plus rien des « ruraux », eut toutefois un haut-le-cœur quand il apprit que l’Assemblée avait finalement décidé, le 12 mars, de siéger à Versailles. Et encore les monarchistes auraient préféré Fontainebleau, voire Orléans, si Thiers n’avait pas mis tout son poids dans la balance ! Selon Robert Thombs, « les Parisiens prirent la “décapitalisation” comme une insulte, un mauvais coup contre le prestige de la ville et ses perspectives économiques, ainsi que la preuve des sinistres desseins des monarchistes ». Louis Blanc prophétisa alors que cette décision allait provoquer « une terrible colère » qui pousserait Paris à se doter de « son propre gouvernement » et mènerait le pays au bord de la « guerre civile »21. Formule prémonitoire qui n’empêchera pas Blanc – dont on aurait aimé qu’il fût aussi avisé lorsqu’il participa au gouvernement provisoire en 1848 – de condamner ultérieurement la Commune de façon catégorique.

Préparation politique et symbolique d’une hypothétique restauration, mesures antisociales drastiques, paix à tout prix : la politique des possédants avait tout d’une tenaille destinée à se refermer sur le peuple et sur le mouvement ouvrier naissant. Mais, au dire de Marx, « barrant la route au complot, il y avait un grand obstacle : Paris. Désarmer Paris était la première condition du succès »22.

L’affirmation de la Garde nationale

Car la capitale était bel et bien en armes. Et prête à tout pour se défendre suite à la conclusion traîtresse de l’armistice avec les Prussiens. Le journal de Vinoy, le gouverneur militaire de Paris – et futur bourreau de la Commune – montre par exemple l’agitation qui règne fin janvier, notamment dans les quartiers populaires. On peut y lire que « la nuit du 27 au 28 janvier [fu]t très agitée ». Le 29, jour de publication de l’armistice, « de nombreux pillages de denrées ont lieu à la Halle ». Le 4 février, quand les premiers Prussiens en uniforme entrent dans la capitale « leur présence donne lieu à un mouvement populaire menaçant ». Auditionné fin 1871 par une commission parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Jules Ferry, le maire détesté tout au long du siège, se souvint de « cette lutte de cinq mois aboutissant à une immense déception, une population entière qui tombe du sommet des illusions les plus immenses que jamais population ait conçues »23.

C’est alors que la Garde nationale, refusant d’obéir à ses chefs nommés d’en-haut, initia un mouvement de regroupement interne appelé à devenir le bras armé de l’insurrection qui mûrissait. Il y avait bien eu des tentatives de réunions de délégués de bataillons pendant le siège, mais elles ne furent guère couronnées de succès. Rien de tel après la capitulation : une première réunion eut lieu le 1er février, une autre le 6 – juste avant les élections des députés de la Seine –, puis une troisième le 15 au Tivoli-Vauxhall. Et à chaque fois, le nombre de délégués présents et de bataillons représentés augmentait sensiblement. Le processus d’auto-organisation, largement improvisé – voire « bricolé » – au début, s’affinait quant à lui jour après jour24.

À la réunion du 15, un certain Ramel soumet une motion protestant « de la nullité radicale et absolue de toutes délibérations et solutions qui émaneraient d’une assemblée incomplète ». En raison des nombreuses élections partielles à prévoir en raison de la pratique des candidatures multiples, cette proposition, adoptée à l’unanimité des présents, disqualifiait a priori toute décision prise par l’Assemblée de Bordeaux sur la question de la guerre et de la paix. Piconel évoque ensuite « la nécessité de maintenir la Garde nationale avec ses armes et de lui laisser l’initiative la plus absolue dans les affaires de la patrie ». Peu après, Soncial propose des mesures révolutionnaires, dont la création d’un Comité de salut public, qui furent toutes avalisées25. Ces « obscurs » peu férus de théorie, porte-parole de leurs bataillons et de leurs quartiers, semblent comme par magie s’accorder sur l’essentiel : le maintien du Paris en armes, la proclamation de la « guerre à outrance », ainsi que la mise en accusation des hommes de l’ancien gouvernement et de Thiers. Le fossé est béant entre les aspirations profondes des Parisiens et celles des ténors de l’Assemblée des « ruraux ».

Toujours lors de la réunion du 15 février, on désigna un Comité provisoire chargé de préparer les statuts de la Fédération de la Garde nationale. Neuf jours plus tard, les buts de cette Fédération sont précisés comme suit : « Prescription des devoirs, défense des droits, expression des vœux des citoyens, initiative enfin de toute proposition et des mesures nécessaires […] au bien-être de tous et au salut de la République : tel est le programme du Comité central ». Pour ce qui est de Paris, le Comité définit une ligne de conduite claire en dénonçant par avance toute tentative de désarmement, en annonçant la mobilisation de la Garde nationale en cas d’entrée des Prussiens et en déclarant que la Fédération « ne se reconnaît pas d’autres chefs que ceux qu’elle se donnera »26. Selon Jacques Rougerie, sous l’impulsion de quelques leaders tels que Georges Arnold, « lentement d’abord, puis, dans la première quinzaine de mars, à une cadence accélérée, le Fédération se constitue »27. Elle est définitivement fondée le 3 mars.

Les internationaux ne pouvaient rester indifférents à la mise en place d’une telle organisation de masse. Un rapprochement timide, mais réel, eut lieu entre la Fédération naissante et la mouvance socialiste révolutionnaire fin février. Le 1er mars, lors de la séance du Conseil fédéral de la section de l’Internationale, Varlin est catégorique. Selon lui, « il serait urgent que les internationaux fissent leur possible pour se faire nommer délégués dans leurs compagnies et pour siéger au Comité central » de la Garde nationale. À Fränkel qui lance que « cela ressemble à un compromis avec la bourgeoisie ; je n’en veux pas », le leader de l’AIT rétorque ceci : « Les hommes du Comité qui nous étaient suspects ont été écartés et remplacés par des socialistes qui désirent avoir parmi eux quatre délégués servant de lien entre eux et l’Internationale. Si nous restons seuls en face d’une telle force, notre influence disparaîtra ; si nous sommes unis avec ce comité, nous faisons un grand pas vers l’avenir social ». Finalement les quatre hommes désignés ne le sont qu’en tant qu’« observateurs ». Selon le futur communard Albert Theisz, « ce ne fut qu’après une longue discussion et sous réserve que cette résolution fut prise »28.

La conclusion de la paix

C’est le 26 février que furent conclus les préliminaires de paix avec la Prusse par Thiers et ses amis. Le 1er mars, la paix fut ratifiée par l’Assemblée par 546 voix contre 107. L’opposition républicaine avancée, impuissante face à la marche des événements, se disloqua. Les élus de la Moselle et de l’Alsace (dont Gambetta qui siégeait au nom du Bas-Rhin) quittèrent l’Assemblée pour protester contre l’annexion inique. Le lendemain, ce fut au tour des députés de la capitale Rochefort, Ranc, Tridon, Benoît Malon et Félix Pyat de démissionner29. Selon Jacques Rougerie, on fut, le 27 février « à deux doigts d’un affrontement armé avec les Prussiens qui prétendaient entrer victorieux dans Paris abattu ». Finalement, ces derniers « se contentèrent, du 1er au 3 mars, d’une occupation symbolique des XVIe et XVIIe arrondissements, quartiers riches et peu redoutables. Mais Paris était à bout d’humiliation »30.

Dès le 24 février, en souvenir de la révolution de 1848, des bataillons de la Garde nationale avaient défilés jusqu’à la place de la Bastille sous laquelle reposaient les martyrs des journées de février. Le mouvement fit tâche d’huile et les processions patriotiques se multiplièrent jusqu’au 27, dans une sorte d’euphorie troublante. Paris n’avait pas été informé de la prolongation de l’armistice qui arrivait à échéance le 26. Selon une proclamation ultérieure du Comité central de la Garde nationale « L’expiration de l’armistice, sur la prolongation duquel le Journal officiel du 26 février était resté muet, avait excité l’émotion légitime et Paris tout entier. La reprise des hostilités, c’était en effet, l’invasion, l’occupation et toutes les calamités que subissent les villes conquises »31. Le 28, Paris trompé, sur le pied de guerre, s’apprêtait à recevoir l’ennemi.

C’est alors que les internationaux et le Comité des vingt arrondissements, en cela plus politiques que la majorité des hommes du Comité central, intervinrent pour éviter un bain de sang. Le 4 mars, la Garde nationale tint à rappeler que « quand la convention relative à l’occupation fut officiellement connue, le Comité central, par une déclaration affichée dans Paris, engagea les citoyens à assurer par leur concours énergique la stricte exécution de cette convention »32. Cet appel au calme bienvenu fit brusquement retomber la pression. Paradoxalement, cette valse-hésitation ne ternit pas la réputation du Comité central aux yeux des Parisiens qui l’interprétèrent comme un double gage de combativité foncière, mais aussi de réalisme politique. Dans l’épreuve, le Comité avait gagné en influence et le contact était enfin établi avec la mouvance socialiste révolutionnaire33.

À Bordeaux, il était devenu clair que la mobilisation populaire de la capitale constituait un danger mortel et qu’il convenait de la briser avant qu’elle ne submerge les tenants de « l’ordre ». Dans une enquête de 1897 publiée par La Revue blanche, Georges Arnold, revenu de déportation après l’amnistie de 1880, se souvient que, la veille de l’entrée des Prussiens dans les beaux quartiers, le Comité central « s’avisa que, dans la zone d’occupation tout momentanée se trouvait un parc de canons, le parc Wagram ». Or, comme le rappelle le leader de la Fédération de la Garde nationale, c’est là que « se trouvaient précisément les canons dus au patriotisme des citoyens et à leurs souscriptions. Sur les culasses se lisaient les noms des bataillons qui les avaient fournis. Ce fut une traînée de poudre. En quelques heures, le fait à peine signalé, les prolonges, les attelages arrivaient à Wagram, et les canons étaient répartis, qui à la place des Vosges, qui à la butte Montmartre où ils furent hissés à force de bras. Les femmes s’en mêlaient ; il y avait autant d’entrain pour les enlever que s’ils eussent été pris à l’ennemi et, de fait, il était suspect au moins ces gouvernants qui laissaient à la discrétion de l’envahisseur ces témoignages du patriotisme des bataillons »34. Le 28 février, le ressort principal du soulèvement – à savoir la question du refus du désarmement de la capitale – était déjà en place. C’est incontestablement ce jour-là que le compte à rebours de l’insurrection qui se cherchait se mit en marche. Il ne tourna guère que 18 jours.

Ce texte est la version enrichie de l'article de notre camarade Jean-François Claudon, paru dans le numéro 282 (février 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue mensuelle de la Gauche démocratique et sociale (GDS)

1.Karl Marx, La Guerre civile en France, Éditions sociales, Classiques du marxisme, 1975, p. 49.

2.Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la IIIeRépublique. 1870-1940, Point Seuil, 1984, p. 19-21.

3.Décret du 31 janvier 187.

4.Cité ibid., p. 22.

5.Karl Marx, 1975, p. 49.

6.Pour ces citations, voir respectivement Jean-Marie Mayeur, 1984, p. 23 et Karl Marx, 1975, p. 49.

7.Jean-Marie Mayeur, 1984, p. 23.

8.Pour l’analyse des résultats, voir ibid., p. 24, ainsi que Jacques Rougerie, Paris insurgé. La Commune de 1871, Découverte Gallimard, 2006 (1èreéd. 1995), p. 16-17 et Robert Thombs, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2016, p. 118-119.

9.Karl Marx, 1975, p. 50.

10.Voir Jacques Rougerie, Paris libre. 1871, 1971 Seuil, coll. Politique n° 44, p. 82-83 et Robert Thombs, 2016, p. 118-119.

11.Ibid., p. 120.

12.Sur ce point, voir Jacques Rougerie, 1971, p. 73-77 (l’expression de « “parti” socialiste révolutionnaire » est utilisée comme intertitre p. 73).

13.Pour ces deux citations, voir Robert Thombs, 2016, p. 118-119.

14.Cité dans Michèle Audin, Eugène Varlin, ouvrier relieur (1839-1871), Libertalia, 2019, p. 388.

15.Selon Jacques Rougerie, 2006, p. 20.

16.Décret du 17 février 1871 .

17.Pour ce développement, voir Jean-Marie Mayeur, 1984, p. 24-25.

18.Cité ibid., p. 26.

19.Karl Marx, 1975, p. 50.

20.Pour ce développement, voir Robert Thombs, 2016, p 125.

21.Pour cette analyse de la citation de Louis Blanc, voir ibid., p. 126.

22.Karl Marx, 1975, p. 50.

23.Pour ces citations, voir Jacques Rougerie, 1971, p. 81-82.

24.Voir ibid., p. 84-86.

25.Pour ces citations, voir ibid., p. 87.

26.Ibid., p. 89-90.

27.Ibid., p. 88.

28.Cité dans Michèle Audin, 2019, p. 391-393.

29.Voir Jean-Marie Mayeur, 1984, p. 26-27.

30.Jacques Rougerie, 1971, p. 83-84.

31.La proclamation du Comité central de la Garde nationale est reproduit dans Michèle Audin, 2019, p. 394-395.

32.Ibid., p. 395.

33.Sur cet incident et ses conséquences, voir Jacques Rougerie, 1971, p. 90-91.

34.Témoignage de Georges Arnold dans 1871. Enquête sur la Commune de Paris (publiée dans La Revue blanche en 1897), Jean Baronnet (éd.), Éditions de l’Amateur, 2011, p. 92.

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