Une porte, une poignée et des enfants (Prix Femina 23)
Dans le numéro 308 (octobre 23) de Démocratie&Socialisme, notre camarade Marlène Collineau rendait compte de sa lecture de "Triste tigre" de Neige Sinno (P.O.L 2023). Ce récit, qui traite de l'horreur de l'inceste, vient de recevoir la prix Femina 23. Nous reproduisons ici l'article de D&S.
Une personne sur dix est victime d’inceste dans son enfance, soit 5,5 millions de femmes et d’hommes, en France. Neige Sinno est l’une d’elles. Dans Triste tigre, l’écrivaine décrit le pendant, l’après. Elle décrit l’homme, l’enfant et le monde autour.
Elle interroge ce qui rend possible l’inceste ; car il est possible, puisqu’il est partout : massif, sans distinction sociale. Pour briser le tabou de l’inceste, il faut pouvoir s’imaginer qu’un parent puisse violer. Que 160 000 enfants par an sont victimes de violences sexuelles. Que Neige est une petite fille parmi des millions d’autres.
Sept ans de supplice
Le livre ouvre sur une galerie de portraits, nous éloignant au maximum de l’abstraction. Neige Sinno, entre ses 7 et ses 14 ans, a été régulièrement violée par son beau-père. Alors, elle nous présente ce beau-père, la rencontre avec sa mère, les traits de l’homme, sa force. Elle humanise ce que chacun de nous cherche à tout prix à éloigner. Celui qui viole n’est pas une chimère. Elle dépeint le lieu où elle grandit, nous fait toucher du doigt les espaces, comprendre les volumes. Ces lieux mènent droit à l’enfer. Elle grandit comme elle est violée. Partout où elle grandit, elle est violée.
Neige Sinno fait des allers-retours, semble s’entretenir avec elle-même, interrogeant la congruité du roman, qui n’en est pas un, du récit de son enfance, mêlée à l’histoire collective d’une société qui rend possible qu’une enfant soit détruite. Elle invite une ribambelle d’œuvres à sa table, dont des dizaines de livres, pour que nous avancions doucement dans une réalité insoutenable. Elle évoque le lien avec sa mère, le procès de son beau-père, la condamnation par la justice.
Inversion des rôles
Elle rend crûment les propos du violeur qui avoue tout, mais minimise. Pire, bien pire, qui donne à l’enfant une part de responsabilité dans la situation. Un genre de « Tout aurait pu être différent si elle... ». C’est monstrueux.
Il y a du « je », beaucoup, et puis du « nous ». Il y a la cruelle réalité de Neige Sinno, le calvaire insupportable d’une gosse dont le corps est livré entièrement à un adulte. Et les rappels d’évidence, en un trait de plume vif et aiguisé : « Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. II n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée ».
Il y a autant de trivialité que de retenue dans le texte. Au fil des paragraphes, on découvre une écrivaine qui questionne, qui tente de comprendre. Tout le temps, elle protège les autres. Elle protège son beau-père d’abord, ses frères et sœurs ensuite, sa mère sans doute aucun. Elle tente de les protéger du procès, de la prison. Elle protège la terre entière là où elle était l’enfant. Alors que c’était elle qui devait être protégée.
Protéger l’enfance
Elle dit les traumas, les séquelles, la survie. Le temps qui passe où rien ne passe vraiment. Ce ne sont pas les violeurs qui se suicident. Ce sont les enfants violés. C’est la moitié des victimes de violences sexuelles, alors qu’ils étaient enfants, qui tentent de se suicider au cours de leur vie. Un puits sans fond. Une responsabilité immense des pouvoirs publics : de l’importance de la médecine préventive en milieu scolaire, de la formation des adultes en lien avec les enfants à l’accueil de la parole, de la responsabilisation toute entière de la société sur ce qu’elle voit et entend, du renforcement des cellules de traitement des informations préoccupantes et des moyens pour la justice. Briser le silence et le continuum des violences. S’atteler au plus beau projet social qui puisse exister : protéger les enfants.
Neige Sinno raconte l’enfance bousillée, les repères abjects, le chemin impraticable d’une vie fracassée. Des points d’interrogation tout au long du texte, d’une éclatante humanité, qui bouleversent. Il faut peut-être un peu de courage pour lire ce livre. Mais, ce n’est rien comparé à l’horreur de l’inceste.