Maintenant, place aux jeunes ! (Tours 1920 #4)
Les images d’Épinal que le congrès de Tours a suscitées après coup, dans la mouvance socialiste comme au PCF, ne correspondent qu’imparfaitement à la réalité. La vision d’une minorité visionnaire résistant à la greffe bolchévique n’a pas plus de sens que celle d’une majorité révolutionnaire rompant avec le réformisme. Dans le quatrième volet de cette rétrospective, nous allons revenir sur la vague favorable à « l’adhésion » au sein des Jeunesses socialistes.
On sait parfois que la scission SFIO-SFIC de décembre 1920 a précédé la rupture syndicale de quelques mois. On oublie en revanche trop souvent qu’elle a été précédée par la décision de la grande majorité des Jeunesses socialistes de rejoindre les rangs de l’Internationale communiste dès les premiers jours de novembre.
Faut-il rester dans la mouvance socialiste « officielle » ou suivre la voie révolutionnaire dans laquelle les bolcheviks et leurs émules européens se sont hardiment élancés – avec plus ou moins de bonheur ? Les organisations de jeunesse des différents partis ouvriers sont naturellement traversées par cette question. Quoi de plus normal, tant était forte, dans leurs rangs, la volonté de rompre avec les « vieux » partis rancis par une routine parlementaire érigée en dogme par la IIe Internationale vermoulue, et de créer de nouvelles organisations en appelant à la prise immédiate du pouvoir ? Sans attendre que leurs organisations mères se prononcent sur la question, plusieurs Jeunesses rejoignent d’ailleurs le mouvement communiste naissant. Le 20 novembre 1919, l’Union internationale des organisations de Jeunesse Socialiste (UIOJS) organise à Berlin une conférence clandestine, à l’issue de laquelle est fondée l’Internationale des jeunes communistes (IJC). Il est à noter qu’aucun délégué français n’y assiste.
Être responsables
Comme le signale Édouard Antide dans un article paru fin 2018 sur le site du MJCF, les Français font alors, avec leurs camarades belges, « figure d’exception parmi les organisations de jeunesse socialistes en Europe. La plupart se sont en effet déjà prononcées pour l’adhésion à l’ICJ. Les puissantes organisations de jeunesse allemande et autrichienne ont à l’inverse manifesté le souhait de rester dans le giron socialiste, amenant les partisans de l’ICJ à scissionner. Les Français quant à eux ne se prononcent clairement pour aucune des deux options ». Malgré l’ insistance de l’ICJ, la direction des JS, animée par Pierre Lainé et proche de la majorité reconstructrice de la SFIO, refuse d’envisager la scission du mouvement ouvrier international comme un fait accompli.
Il faut dire que cette position attentiste – et finalement suiviste – vient de loin. La JS française n’avait en effet été créée qu’en 1912 à l’appel de l’Internationale socialiste, et la conférence inaugurale de Brest avait été suivie de près par... Marcel Cachin, alors guesdiste orthodoxe fort peu enclin, à l’instar de son maître, à laisser la moindre marge de manœuvre à de jeunes militants suspectés de faire fuir, en raison de leur propagande antimilitariste par trop tapageuse, les candidats à l’adhésion au parti « adulte ». Significativement, aucune autonomie n’avait été accordée à la JS nouvellement créée, dont la direction était désignée par celle du parti, au prorata des suffrages obtenus par les tendances lors des congrès nationaux de la SFIO. Le modèle de la Jeunesse « porte-voix des nouvelles générations » avait été rejeté au profit du modèle, au fond si commode, de la Jeunesse « courroie de transmission du Parti »...
Les partisans de l’autonomie, regroupés pour la plupart dans la mouvance favorable à l’adhésion, n’avaient de cesse de dénoncer cette funeste tutelle du parti, qui avait rendu la JS muette – et donc complice – lors du tragique conflit qui venait de s’achever. Dans le Bulletin communiste n° 1, paru fin février 1920, est par exemple publié un texte d’orientation pour la conférence nationale des JS où les partisans de la IIIe Internationale invitent leurs camarades à « condamne[r] avec force les Jeunesses qui, répudiant en 1914 les principes fondamentaux du socialisme en approuvant la politique dite « d’Union sacrée », continuent, après les hostilités, à rester fidèles à leurs erreurs et à collaborer de près ou de loin, consciemment ou inconsciemment avec la politique des renégats à la lutte des classes ». Dans le même numéro, un autre texte, également soumis aux adhérents de la JS, dénonce « les principes de la soumission aveugle, de la négation de la discussion et de l’action, dans lesquels le Parti a tenu les Jeunesses depuis ces dernières années ». Pour les jeunes amis de Loriot et Souvarine, les Reconstructeurs – de la JS comme du parti – sont décidément à mettre dans le même sac que les apôtres les plus virulents du « socialisme de guerre »...
À trois dans l’Aube
Comme un symbole, lors de la conférence nationale des JS qui a lieu à Troyes les 4 et 5 avril 1920 – soit un peu plus d’un mois après le congrès de Strasbourg de la SFIO –, la présidence de la première séance est assurée par le maire SFIO de la ville, Émile Clévy, membre de la gauche alors âgé de 53 ans, tandis que le député reconstructeur Isidore Philbois, de trois ans son aîné, officie pour sa part l’après-midi. La première intervention politique est par ailleurs celle du représentant du parti – un certain Léon Blum, qui ne fait plus de secret de son hostilité foncière à l’adhésion. Dans son discours, il affirme devant un auditoire dont il n’a manifestement pas saisi l’impatience que « les questions de IIe ou IIIe Internationale n’ont qu’un intérêt secondaire ». Paternaliste, il finit même par lancer à ses jeunes camarades : « Ne soyez pas des enfants ingrats » ! Le secrétaire national des Jeunesses, Pierre Lainé, a beau s’affairer à la tribune, le décor est planté...
Lors de cette conférence s’affrontent trois tendances. La première, conduite par Pierre Lainé (nommé à la tête des JS depuis la conférence de Saint-Denis de juin 1918) et soutenue par la direction du parti, affirme accepter l’adhésion à l’ICJ sous réserve de ne pas avoir à rompre avec la mouvance socialiste internationale. Elle recueille 3 168 mandats et semble confirmer sa vocation majoritaire. La victoire de la direction des JS est toutefois illusoire. Une première minorité, regroupée derrière le Comité pour l’autonomie et l’adhésion à l’ICJ regroupe en effet 2 350 mandats. Comme son nom l’indique, cette tendance animée par Maurice Laporte refuse ce qu’elle appelle, on l’a vu, la « soumission aveugle » à la SFIO et prône une adhésion sans réserve à l’ICJ. Une seconde minorité, menée par Émile Auclair, se dit en accord avec l’ICJ, mais estime toute adhésion prématurée et émet par ailleurs des réserves quant à une autonomie pleine et entière des Jeunesses vis-à-vis du parti. Elle recueille pour sa part 1 800 mandats.
Les débats ont manifestement été vifs dans la préfecture de l’Aube. Dans le Bulletin communiste n° 4 du 8 avril, les jeunes du Comité pour l’autonomie et l’adhésion à l’ICJ tancent en effet vertement « les “reconstructeurs” honteux qui se sont groupés dimanche autour de la motion Lainé », accusés de « jeter l’anathème » sur les véritables partisans de la IIIe Internationale, qualifiés à Troyes comme ailleurs d’« agents provocateurs » et d’« anarchistes ».
Le « courant » de l’adhésion
La direction Lainé est d’autant plus irritable qu’elle doit sentir la situation lui échapper. Depuis son accession à la tête de l’organisation, la nouvelle équipe dirigeante voit en effet affluer dans les rangs des JS des adhérents refusant toute sujétion aux ordres des « mentors » plus ou moins connus d’un parti qu’ils jugent disqualifié par la politique d’Union sacrée, maintenue vaille que vaille pendant quatre ans par les tenants du « socialisme de guerre », puis par l’orientation hésitante, voire insincère, impulsée depuis octobre 1918 par la nouvelle majorité reconstructrice.
La motion du Comité pour l’autonomie et l’adhésion à l’ICJ, proposée au vote des militants avant la conférence de Troyes, évoquait d’ailleurs cet « immense courant qui entraîne, à cette heure solennelle de l’histoire, les êtres et les choses », courant devant lequel les JS ne pouvaient « fermer les yeux et rester à l’état passif ». Pour ces néophytes qui entraient pour la plupart en politique pour mettre à bas le vieux monde ainsi que les idoles pourries, le texte sur lequel les jeunes partisans de l’adhésion cherchaient à se regrouper visait incontestablement juste. Ne déclarait-il pas que « l’éducation basée sur le régime de l’autorité dogmatique faite jusqu’à ce jour dans les Jeunesses » était « entièrement contraire aux conceptions pédagogiques du socialisme » et que cette dernière débouchait immanquablement sur « la formation d’un “troupeau” d’électeurs, moutons toujours prêts à suivre le mot d’ordre des chefs » ?
Les jeunes camarades de Loriot et Souvarine ne s’y trompent pas. Ils constatent avec joie que les résultats obtenus dans l’Hexagone sont meilleurs que ceux recueillis au même moment dans la Fédération de la Seine, qui constitue pourtant le principal bastion du C3I et de ses jeunes meneurs. Selon le Bulletin communiste n° 4, lors du congrès des JS de la Seine, la motion Laporte avait en effet « groupé autour d’elle une minorité imposante de 1 051 voix, contre 1 776 voix à la motion de statu quo, et 775 à une motion présentée par Auclair ». C’est donc bien un mouvement de fond qui travaillait en profondeur la JS et la dynamique semblait plus forte encore dans les fédérations rurales où le massacre de tant de paysans au front a aiguisé encore davantage l’antimilitarisme traditionnel des jeunes générations confrontées à une dure conscription.
Les rédacteurs de l’article concluent avec l’assurance de ceux qui sentent la partie gagnée : « Cette minorité grossira. Elle deviendra même rapidement majorité, si nos jeunes camarades savent continuer leur propagande ». Mais les jeunes du C3I vont certainement trop vite en besogne lorsqu’ils évoquent par la suite indistinctement « les contradictions et l’incohérence qui caractérisent les motions qui leur sont opposées ». Si on ne peut leur donner tort sur les présupposés manœuvriers qui ont prévalu à la rédaction de la motion Lainé, ils semblent oublier que la motion Auclair – quelles que soient ses insuffisances théoriques – a la force numérique pour faire ou défaire la majorité.
Minorités majoritaires
À partir du mois de mai, alors que les conditions de l’affrontement social d’ensemble ont tout l’air de se préciser – comme nous le verrons dans le prochain volet de cette rétrospective –, le rapport de force interne aux JS bascule. Des groupes d’étudiants révolutionnaires de Strasbourg, de Lyon, de Nancy, de Bordeaux, de Paris et d’Alger, qui avaient scissionné à l’issue de l’année universitaire, forment les 23 et 24 juillet, une Fédération nationale des étudiants communistes qui s’empresse d’adhérer à la Fédération internationale du même nom, membre de l’ICJ.
Mais c’est l’action du Comité pour l’autonomie et l’adhésion à l’ICJ qui est décisive. Disposant de ses propres statuts et distribuant ses propres cartes, ce comité, qui entretenait depuis des mois des liens étroits avec le secrétariat de l’ICJ, fonctionne déjà – à l’instar de son homologue dans le parti qu’est le C3I – comme une organisation quasi-autonome. Le 25 juillet, le Comité organise à Puteaux son congrès, de concert avec la motion d’Émile Auclair. Y assistent également les délégués à la conférence fondatrice de la Fédération des étudiants communistes qui s’est close la veille. Selon David Saint-Pierre, d’autres groupes rejoignent la dynamique « dont l’Entente d’Alsace-Lorraine, qui a déjà décidé de se détacher des JS, et l’important groupe de Saint-Denis, avec Lozeray et Doriot, qui, depuis Troyes, hésitait entre la droite et la gauche ».
Les deux tendances minoritaires ont naturellement compris que, réunies et rejointes par d’autres éléments, elles pèseront d’avantage que le groupe Lainé. Jetant un voile pudique sur la question controversée de l’autonomie – qui divise également les Jeunesses déjà adhérentes ailleurs en Europe –, elles forment le Comité de l’ICJ et exigent la tenue d’un congrès national extraordinaire censé aboutir à la formation d’une nouvelle organisation de jeunesse, que l’on se propose significativement d’appeler « socialiste communiste ».
Au Comité national de la JS du lendemain, Lainé tente de condamner le congrès des minorités comme un acte d’indiscipline. Mais, au dire de David Saint-Pierre, le biographe de Maurice Laporte, « comme la tendance Auclair s’est ralliée à celle de Laporte, il est renversé et quitte la réunion. Laporte est alors élu comme secrétaire de la Fédération pour le remplacer ». Lainé en est réduit à saisir la Commission administrative permanente (CAP) de la SFIO pour qu’elle statue sur cette affaire. « Pour Laporte, cependant, cette décision ne peut pas changer grand-chose, puisque la scission est “moralement” déjà faite ».
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 273 (avril 2020) de Démocratie&Socialisme, la revu de la Gauche démocratique et sociale (GDS).