L’UE face à la crise : un goût amer de déjà-vu...
La plupart des médias rivalisent pour vanter « le chamboulement de l’orthodoxie économique européenne ». À les croire, les tabous tomberaient les uns après les autres : suspension du pacte de stabilité imposant des limites aux déficits des États-membres (3 % du PIB) et aux dettes publiques (60 %) ; autorisation des aides d’États aux entreprises pourtant proscrites par les traités européens ; rachat par la BCE de milliards d’euros de dettes privées et publiques... La réalité est plus complexe.
Tous les éditorialistes main-stream s’esbaudissent des 37 milliards d’euros (0,23 % du PIB européen !) mis sur la table par la Commission européenne pour lutter contre la pandémie ou du renoncement de l’Allemagne à son sacro-saint équilibre budgétaire.
Tout cela, à leur dire, annonce une Union européenne plus solidaire. Il est vrai qu’il existe une marge de manœuvre assez considérable en la matière ! Pas un des médias dominants ne se risque, cependant, à annoncer une UE plus démocratique. Les évènements actuels mettent en évidence le rôle dérisoire du Parlement européen, pourtant la seule institution élue au suffrage universel direct. Les institutions qui dirigent l’UE – la Commission, la BCE, le Conseil européen – sont à l’abri de toute délibération démocratique, mais ce sont eux qui décident.
Il n’est pas possible, pour autant, de vanter l’ampleur du budget européen qui représente 1 % du PIB de l’UE, alors que le budget fédéral états-unien est supérieur à 20 % du PIB des États-Unis. Il devient tout aussi impossible de vanter ce qui était sans cesse mis en avant par temps calme, tel le Fonds de résolution unique (FRU) qui devait permettre aux banques des États européens de faire face à une crise de leur solvabilité. Ce FRU ne comptabilise, en tout et pour tout, que 31 milliards d’euros alors que le total des bilans des banques européennes s’élève à 35 000 milliards.
Quid noui sub sole ?
Les thuriféraires stipendiés de l’ordre établi ont beau s’exalter, il n’y a, jusqu’à maintenant, pas grand-chose de nouveau sous le soleil.
Déjà, lors de la crise des subprimes en 2007-2008, l’Union européenne avait su faire des entorses de taille à ses principes : suspension des limites de 3 % et de 60 % ; 1 616 milliards d’euros pour sauver les banques, sous forme d’aides et de garanties (en contradiction formelle avec les traités européens) ; achats des titres des dettes publiques (sur le marché secondaire) par la BCE, là aussi en contradiction avec les traités. En 2015, l’UE avait même obligé l’Irlande à nationaliser certaines de ces banques pour les sauver et transformer leurs dettes en dette publique.
Entre 2008 et 2020, il y a cependant, deux différences. La première est que les institutions de l’UE ont appris de la crise de 2007-2008 et agissent plus vite. La deuxième différence et qu’elles commencent à comprendre que la récession qui commence a toute les chances d’être beaucoup plus profonde que celle qui a suivi la crise des subprimes et qu’il leur faut donc agir plus fort.
La crise est devant nous
Il devient de plus en plus difficile de croire à une crise en « V » : une récession rapide et profonde, suivie d’une reprise tout aussi rapide. Le plus probable est que la récession risque plutôt de suivre une courbe en « L » (récession rapide et durable) ou, dans le meilleur des cas, en « U » (récession rapide, traînant en longueur, suivie d’une reprise vigoureuse). La récession actuelle n’est pas, en effet, un orage dans un ciel serein. L’économie européenne était déjà en piteux état avant la pandémie ; l’Allemagne, sa locomotive, terminait l’année 2019 avec un recul de son PIB trimestriel. Les banques, qui n’avaient tiré aucune conséquence pratique de la crise de 2007-2008 et avaient continué à spéculer avec frénésie, ne pouvaient rester la tête hors de l’eau que grâce aux liquidités ininterrompues de la BCE.
Le nouveau plan de versement de plus de 1 000 milliards d’euros de la banque centrale de l’Union a pour principale fonction, une nouvelle fois, de sauver les banques alors que ces dernières, malgré le flot de liquidités qui leur est déversé, n’augmentent que très peu leurs prêts aux entreprises et aux ménages. Et cela ne s’arrangera pas au fur et à mesure de l’approfondissement de la crise. L’interaction entre crise économique et crise financière devrait se mettre à jouer à plein. Les banques risquent donc d’être de plus en plus réticentes à prêter, de peur que leurs emprunteurs ne fassent faillite ou ne puissent les rembourser. Ce qui entraînera de nouvelles faillites... Le canal qui permet de transmettre la politique monétaire de la BCE en accordement des taux de refinancement très bas, voire négatifs, aux banques, est bouché.
La situation n’est guère meilleure pour les marchés financiers où une gigantesque bulle de dettes, en particulier celle des dettes privées des entreprises, s’est de nouveau gonflée.
Dans une telle situation, l’UE ne peut qu’agir avec plus de force qu’en 2008. Il s’agit là encore ni plus ni moins que de sauver les banques et, peut-être, le système capitaliste. Aussi, la BCE a-t-elle fini par mettre entre parenthèses les règles qui limitaient ses rachats au prorata de la part de son capital social détenu par un État et l’empêchaient de détenir plus du tiers de la dette publique d’un pays.
Quel scénario pour demain ?
Ce qui étonne plutôt, face à un tel enjeu, c’est la modicité des sommes mises sur la table et des moyens mis en œuvre. Cependant, plus la crise sera longue, plus les transgressions devraient s’approfondir. Alain Minc va même jusqu’à se prononcer dans une tribune parue dans les colonnes des Échos, le 16 avril, pour une annulation d’une partie de la dette publique ou, si cela s’avérait impossible, d’« en allonger la durée à 100 ans, voire à perpétuité ». Il y a vraiment le feu au lac capitaliste pour que le chantre de la « mondialisation heureuse » en arrive à de telles extrémités.
Certains médias soulignent une autre différence : l’Allemagne ne peut plus exporter autant vers la Chine et doit donc faire attention à ne pas tuer la poule aux œufs d’or en ne soutenant pas la France et les pays du sud de l’UE qui sont des destinataires importants de ces exportations. Cet argument n’est guère convaincant. En 2018, 7,1 % des exportations de l’Allemagne avaient pour destination la Chine, mais 18 % de ses exportations avaient pour destination la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. Cela n’empêchait pas la chancelière allemande de ne tolérer que de très légères entorses aux traités européens, en faveur de la France notamment. Pourquoi en irait-il différemment demain ? Cela fait bien longtemps que les excédents commerciaux de l’Allemagne sont faits des déficits de la plupart des autres pays européens, elle ne les a pas ménagés pour autant.
Le legs des subprimes
Que s’est-il passé lorsque les banques européennes ont fini par être sauvées à la fin des années 2000 ?
La BCE qui avait été saluée, après le discours de Mario Draghi en juillet 2012, comme le « prêteur en dernier ressort » de l’UE n’a pas du tout joué ce rôle ; bien au contraire, quand elle n’a pas hésité à asphyxier les banques grecques pour obliger Alexis Tsipras à capituler et accepter un nouveau mémorandum en 2016.
L’UE a, en fait, très rapidement resserré la vis budgétaire, allant encore plus loin que les 3 % et les 60 % du traité de Maastricht avec le TSCG (le traité Merkel-Sarkozy, ratifié par Hollande), les « semestres européens », les sanctions pour « déficits excessifs »...
En même temps, l’UE présentait la facture aux salariats européens en se servant du levier de la dette publique pour obliger les États européens (le plus souvent avec le soutien empressé de leurs gouvernements néolibéraux) à faire des « réformes structurelles » : démantèlement du droit du travail, baisse des retraites, de l’assurance chômage, licenciement dans la Fonction publique, privatisations... Ces plans de destruction sociale ont surtout frappé la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie. Tous les salariats européens, cependant, ont subi des plans d’austérité qui se sont traduits par le gel du montant des retraites, du point d’indice de la Fonction publique, la stagnation des salaires, la précarisation du travail, des coupes claires dans les services publics, la hausse de la TVA, alors que les impôts des riches se réduisaient comme peau de chagrin... Une grande partie des difficultés des hôpitaux italiens, espagnols, mais aussi français à faire face à la pandémie sont le fruit de ces politiques.
Quelle garantie pouvons-nous avoir que l’addition ne sera pas, de nouveau, une fois la crise passée, présentée aux salariats européens ? Le plan de stabilité n’est que suspendu, l’interdiction faite aux États d’aider leurs entreprises n’est que mise entre parenthèses, les prêts du MES pourraient être soumis à des « conditionnalités » (des réformes structurelles) s’il s’avérait qu’ils avaient été utilisés à financer des dépenses non liées directement à la pandémie...
Vers l’abondance du rachat ?
La BCE vient d’annoncer la mise en place d’un plan de rachat des dettes de plus de 1 000 milliards d’euros. Ce plan a, avant tout, pour fonction de sauver les banques qui détiennent une grande partie des titres des différentes dettes publiques et que leurs spéculations effrénées ont nettement fragilisées. Elles sont d’autant plus fragiles que la récession qui commence risque de se traduire par la faillite de très nombreuses entreprises et le licenciement de nombreux salariés qui ne pourront plus rembourser leurs emprunts. Curieusement, les médias dominants ne semblent plus se rappeler de l’effondrement de 25 % des cours boursiers, ni surtout se souvenir que les actions des banques avaient subi les plus gros dégâts. Les marchés ne font pas confiance aux banques.
Le plan de la BCE a aussi pour objectif de sauver les grandes entreprises, lourdement endettées, puisque la banque centrale pourra racheter les obligations qu’elles ont émises.
Il n’est pas sûr, cependant, que le parapluie de la BCE rassure longtemps les marchés. La crise de la dette publique en 2010 avait démarré quand les marchés financiers avaient compris qu’ils s’étaient trompés et que la dette publique de la Grèce n’était pas garantie par l’Union européenne. Il n’est pas impossible que les marchés financiers, devant les réticences de l’UE à soutenir l’Italie et l’Espagne, n’aboutissent à la même conclusion et ne se mettent à spéculer contre les titres des dettes publiques italiennes et espagnoles. Cela amènerait peut-être l’Allemagne à accepter les « coronabonds » sous une forme ou sous une autre – des économistes allemands débattent ardemment à ce propos – pour éviter une nouvelle crise des dettes publiques qui pourrait signifier la fin de la zone euro.
Si cela n’était pas suffisant, la classe dominante allemande se trouverait, alors, devant un choix difficile : l’UE ou l’ordo-libéralisme qui domine sa pensée depuis les années 1950, les deux étant devenus totalement incompatibles. Qui peut savoir, aujourd’hui, ce que serait la réponse à cette question ?
Le plan « anti-crise » de l’UE
Ce plan de 1 500 milliards d’euros est explicitement destiné à faire face à la crise, puis à faire repartir l’économie. Pour l’instant, son montant ne s’élève qu’à 500 milliards d’euros (s’il est ratifié par le Conseil européen du 26 avril) et son financement dépendra de la confiance des marchés financiers. Il comporte trois volets.
- Premier volet : 100 milliards pour aider les États à financer le chômage partiel. Les États apporteraient 25 milliards de garantie à la Commission européenne qui lèverait 100 milliards d’euros sur les marchés financiers.
- Deuxième volet : 200 milliards de crédits de la Banque européenne d’investissement (BEI), à destination des PME. Les États européens apporteraient 25 milliards d’euros en garantie. La BEI lèverait ensuite 200 milliards sur les marchés financiers en faisant, comme pour le financement du chômage partiel, jouer à fond l’effet levier.
- Troisième volet : 200 milliards pour faire face à la crise sanitaire, financés par le Mécanisme européen de stabilité (MES). L’Italie ne voulait pas de l’intervention du MES qui était le symbole des politiques d’austérité imposées par l’UE pendant les années 2010. En échange de ses financements, le MES exigeait, en effet, des « conditionnalités », c’est-à-dire des « réformes structurelles » détruisant les conquêtes sociales, les unes après les autres. L’Italie rejointe par huit autres États (dont la France, qui n’a guère insisté) demandait la mise en place de « coronabonds ».
Reculer pour mieux sauter ?
Au final, l’Eurogroupe a tranché, le 9 avril, en faveur du MES. L’Allemagne et ses chevaux-légers, ainsi que les Pays-Bas, n’acceptent pas ce qui serait pour eux une union de transfert dans laquelle les fourmis (les pays du nord de l’UE) paieraient pour les cigales (les pays du sud de l’Union). Le MES pourra prêter jusqu’à 2 % du PIB d’un pays, soit 37 milliards d’euros pour l’Italie et 24 pour l’Espagne : deux gouttes d’eau au regard de leurs besoins. C’est pourtant ce plan qui a été applaudi par Bruno Lemaire et ses collègues, au moment de son annonce.
La partie n’est que remise : l’Italie, suivie notamment par l’Espagne et le Portugal, exige que le plan de 1 000 milliards d’euros prévu pour relancer l’économie européenne soit financé par des « coronabonds », des titres d’une dette publique financée par l’UE et garantie par ses États-membres. Cette mutualisation des dettes permettrait à des pays comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou la Grèce de bénéficier du même taux d’intérêt que l’Allemagne pour emprunter sur les marchés financiers. Les marchés, en effet, n’auraient plus la même réticence à prendre le risque de leur prêter et donc à leur faire payer le prix de cette réticence.
L’Allemagne et les Pays-Bas n’ont cessé de réitérer leur totale opposition. Le prochain Conseil européen s’annonce mouvementé et il sera difficile de s’en sortir avec la pirouette de Bruno Lemaire à la fin de la réunion de l’Eurogroupe, le 9 avril : « Il n’y a pas de bon compromis sans bonnes ambiguïtés ». Il leur faudrait, pour sortir des ambiguïtés, répondre précisément à au moins deux questions : quel sera le montant du plan, comment le coût en sera-t-il partagé ? Ce qui reposera la question de la mutualisation des dettes... Il n’est pas sûr qu’ils y parviennent, ce qui ne les empêcherait sans doute pas de se congratuler afin de « rassurer les marchés ».
Cet article de notre camarade Jean-Jacques Chavigné est à retrouver dans le numéro d'avril (274) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).