GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Succession : la mère des inégalités

Le très officiel Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) notait en 2014 que « la richesse héritée [allait] peser d’un poids croissant dans les structures des inégalités au cours des décennies à venir »1. Ce poids du patrimoine dans la construction des inégalités mérite d’être interrogé.

France Stratégie – le successeur du CGSP – estimait en 2017 que « la fiscalité en matière de successions et de donations [serait à l’avenir] appelée à devenir un enjeu majeur pour la société française [...] pour lutter contre l’inégalité des chances et éviter l’apparition d’une société à deux vitesses »2. « Enjeu majeur » ? Le terme ne nous paraît pas exagéré.

Aujourd’hui, les chiffres parlent d’eux-mêmes : un tiers des Français n’héritera de rien au cours de son existence, un autre tiers très peu, quand les 10 % les plus riches recevront un actif successoral correspondant au salaire cumulé d’une vie de labeur des 50 % les plus pauvres. Grâce à cet argent, ainsi qu’à l’éducation et aux réseaux qui l’accompagnent, les « premiers de cordée » monopoliseront, comme leurs parents, les situations professionnelles et sociales enviables et les positions de pouvoir.

Injuste et inefficace

Cette inégalité fondamentale, contraire à nos principes républicains, est largement documentée. Elle est cependant quasiment ignorée par les médias mainstream. Plus surprenant, elle n’est que faiblement dénoncée par les partis politiques de gauche, occupés à combattre le très symbolique impôt sur la fortune3. Le très distingué John Maynard Keynes, figure éminente du Trésor de Sa Gracieuse majesté, était moins timide, qui aurait appelé à « matraquer l’héritage tant qu’on peut [pour] frapper le capitalisme au cœur ». Aussi, loi de finances après loi de finances, dans l’indifférence quasi générale quand ce n’est pas sous les applaudissements, les allègements au profit de l’oligarchie héréditaire se multiplient : exonérations d’assurance-vie, transmissions d’entreprises en quasi-franchise de droits, élargissement des cadeaux fiscaux sur les donations – encore récemment dans le budget rectificatif du 30 juillet 20204 – ou les successions, etc.

Cette situation est d’autant plus paradoxale que l’héritage cumule les inconvénients. Injuste socialement, il est également inefficace économiquement : soumettre la propriété du capital et des outils de production aux aléas de la naissance est sous-optimal. Pour le père du capitalisme libéral, Adam Smith, l’héritage est « contre nature » (quite unnatural) ; pour les saint-simoniens, apôtres de l’industrialisation, il décourage l’ambition individuelle et le dynamisme économique et génère avant tout une classe d’oisifs – pour ne pas dire de parasites.

La pauvre défense des riches

À l’inverse, les arguments en faveur de la préservation du droit féodal d’héritage sont pauvres et facilement réfutables :

- Il faudrait respecter la volonté d’un parent de transmettre le fruit de son labeur à ses proches ? D’abord, cette volonté n’existe pas toujours – les exemples de transmission de fortune à des fondations sont nombreux, en France (même si faiblement valorisés) comme à l’étranger. Ensuite, en philosophie du droit, la disposition de ses biens après son décès est rien moins qu’évidente, comme le pointait Mirabeau dès 17915. Pour les successions les plus importantes, le patrimoine transmis n’est par ailleurs pas le produit du labeur, mais celui du capital... tiré du travail d’autrui et lui-même largement hérité de la génération précédente. Enfin, et en tout état de cause, la loi n’a pas vocation à satisfaire les aspirations de la classe possédante mais à appliquer et défendre les principes fondamentaux de la République, parmi lesquels l’égalité des chances et la justice sociale.

- La suppression de l’héritage désinciterait à s’enrichir et donc à produire et se développer ? Comme l’a magnifiquement résumé Léon Blum, alors qu’il encourageait son parti (déjà) à s’en prendre à la « transmission héréditaire indéfinie » : « Nous n’avons jamais remarqué, ni les uns ni les autres, qu’un célibataire fût moins âpre au gain qu’un père de famille nombreuse »6.

Choix alternatif

Alors que faire ? Sensibiliser et informer, bien sûr, sur l’ampleur de l’iniquité et de ses conséquences, en s’appuyant sur les travaux disponibles, notamment ceux de Thomas Piketty7. Mais également pousser en avant des propositions concrètes permettant une véritable redistribution du patrimoine et taxer lourdement, voire confisquer, les successions au-delà d’un seuil – par exemple 100 000 euros.

Ce n’est pas de la science-fiction : des années 1930 aux années 1970, les très peu communistes États-Unis ont taxé l’héritage à 70-80 % et le candidat démocrate à la présidentielle, George McGovern, il est vrai issu d’un milieu modeste (une exception dans le paysage politique occidental), proposera en 1972 un taux de 100 %. Près de cinquante années plus tard, il est certainement utile de s’en souvenir.

Cet article de notre camarade Arno Lafaye-Moses a été publié dans le numéro d'octobre 2020 (n°278) de Démocratie&Socialisme, l arevue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

(1) Voir la note d’introduction au débat national « Quelle France dans 10 ans ? ».

(2) « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », note d’analyse n° 51, janvier 2017 .

(3) A été déposée le 14 octobre – soit au moment du bouclage de la présente livraison – une proposition de loi (majoritairement PS avec des signatures insoumises et d’apparentés écologistes) inédite, qui prévoit un certain alourdissement de la fiscalité des plus aisés ; elle préserve cependant des niches et opportunités d'évasion majeures, par exemple sur les transmissions d'entreprises.

(4) Relèvement du plafond d’exonération (sous condition) de droits de mutation à titre gratuit de 30 000 à 100 000 euros [+ 230 %].

(5) Lors du débat sur les successions, début avril 1791. Dans cette intervention (quasi) posthume, il fait valoir que « l’abîme [de la mort] qui s’ouvre sous les pas de l’homme engloutit également ses droits avec lui, de manière qu’à cet égard, être mort ou n’avoir jamais vécu, c’est la même chose».

(6) Communication de Léon Blum au Comité directeur et au groupe parlementaire SFIO du 5 février 1946, reproduite notamment dans Le socialisme démocratique. Scission et unité de la gauche, 1946.

(7) Voir notamment Le Capital au XXIesiècle, 2013.

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…