GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

Salaires, emploi et profits : un conflit d’intérêt ?

« Les marges de nos entreprises sont historiquement basses », cette déclaration des dirigeants des 98 plus importantes sociétés françaises dans une tribune de presse publiée le 28 octobre dernier éclaire les enjeux de la période. Les groupes d’intérêts et syndicats patronaux souhaitent fixer l’agenda des réformes et faire appliquer leur programme de mesures. Ils considèrent que la pérennisation de l’activité productive est fragilisée, l’investissement découragé et l’emploi menacé par la baisse de la profitabilité des entreprises.

Pour inverser la situation, ils préconisent une baisse massive des cotisations sociales de l’ordre de 30 milliards d’euro, l’aménagement d’un environnement fiscal moins contraignant, une politique de crédit plus accommodante et un marché du travail moins réglementé. Par sa cohérence, la crédibilité des acteurs qui la porte et les appuis dont elles bénéficient, cette orientation est révélatrice du niveau du rapport de force social dans le pays. Alors que Jean-Marc Ayrault annonce la transition vers un nouveau modèle français, les PDG des grandes entreprises sont en ordre de bataille pour imposer le leur.

Une profitabilité des entreprises en baisse

Les milieux patronaux justifient leurs revendications par la baisse jugée alarmante de la profitabilité des entreprises. En effet, le taux de marge1 des entreprises a terminé l’année 2012 a son niveau le plus bas depuis 25 ans. Les revenus du capital ont diminué relativement à ceux du travail pour se situer autour de 28 %, soit un niveau inférieur de près de 11 points à celui de la zone euro (hors France). Si cet écart s’explique notamment par des disparités sociales et économiques au sein de la zone, il témoigne d’une tendance qui inquiète les dirigeants d’entreprises françaises. Ainsi, entre 2008 et 2012, la part des profits dans la valeur ajoutée a reculé de plus 3 points.

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Le profit prenant sa source dans la valeur ajoutée produite par le travail salarié, le rendement de ce dernier est un élément déterminant des variations du taux de marge. En effet, lorsque la productivité du travail augmente les salariés réalisent la valeur équivalente à leur salaire dans un temps plus court. Le surplus ainsi dégagé permet d’élever la part des profits. A l’inverse, lorsque les rémunérations salariales progressent plus vite que la valeur ajoutée, le rétrécissement relatif des richesses comprime les marges des entreprises. Ainsi en 2011, sous le double effet d’un redressement de l’emploi et d’une légère progression du salaire par tête, la masse des revenus salariaux a augmenté à un rythme supérieur de 1,5 point à celui de la valeur ajoutée. Cette accélération de la rémunération des salariés combinée au ralentissement de la productivité a écrêté le profit des entreprises en diminution de 2,2%.

|| Tableau 1. Compte d’exploitation des entreprises non financières (variations en %)||

| |2007|2008|2009|2010|2011|2012**|

|Valeur ajoutée|5,2|3,0|-1,6|2,1|2,8|1,9|

|Rémunération des salariés|4,4|3,6|-0,9|2,2|4,0|2,0|

|Excédent brut d’exploitation* |7,0|1,2|-3,9|5,5|-2,2|0,6|

* Excédent brut d’exploitation : profit brut de l’entreprise

** Acquis au troisième trimestre

Source : d’après Insee, Comptes nationaux

Le léger redressement du profit constaté en 2012 dans un contexte de moindre progression de la rémunération des salariés est insuffisant pour restaurer le taux marge à son niveau précédent la crise. Pour y parvenir il faudrait que la productivité du travail2 connaisse une augmentation nettement supérieure à celle du pouvoir d’achat des salaires. Atteindre une telle hausse suppose des investissements importants qui permettraient à la fois d’accroître l’intensité et l’efficacité du travail. Ce scénario est cependant peu probable, depuis le début des années 2000 la productivité du travail croît à un rythme proche de 1 % et le taux d’utilisation des capacités de production des entreprises est demeuré inférieur à 90 % ces quatre dernières années. Cette accumulation de capital productif inutilisé agit négativement sur la productivité et pèse sur la profitabilité des entreprises. Ainsi à moins d’une révolution technologique, rien ne laisse augurer dans les années à venir que se produise une relance de l’investissement et un choc productif positif. Dès lors la restauration des marges des entreprises passe nécessairement par une action sur les salaires.

|| Tableau 2. Croissance moyenne de la la productivité par tête (en %) ||

||1995 - 2000|2000 - 2005|2005 - 2012|1995-2012|

|Allemagne |1,15|0,91|0,72|0,86|

|France |0,79|0,93|0,58|0,72|

|Espagne |-0,17|-0,75|1,17|0,32|

|Italie|1,42|0,46|0,20|0,56|

|Zone euro |1,31|0,75|0,61|0,84|

Source : Datastream, INSEE, NATIXIS

Le pouvoir d’achat des salariés menacés

En l’absence de perspective d’une amélioration suffisante des gains de productivité, les dirigeants d’entreprises et représentants patronaux plaident pour un abaissement

significatif des cotisations sociales à leurs charges. Annoncée comme un élément majeur de la reconquête d’une compétitivité perdue, cette demande d’allègement des contributions employeurs est avant tout motivée par la recherche d’une profitabilité restaurée. En faisant pression sur le pouvoir d’achat des salaires par une redéfinition des besoins sociaux3 des salariés, les dirigeants d’entreprise souhaitent déprécier la valeur de la force de travail et augmenter ainsi la part des richesses créées qui leur revient sous forme de profit. Par ailleurs, la baisse des salaires indirects présente l’intérêt d’être généralement mieux acceptée, car moins perceptible, qu’une diminution des salaires directs. Celle-ci s’obtenant soit par une augmentation des prix soit par une réduction du salaire nominal, suscite généralement de fortes oppositions.

Cette campagne se fonde notamment sur la résistance du pouvoir d’achat des salaires à la conjoncture. Depuis 2009, le salaire réel moyen par tête a progressé chaque année et connaît une légère accélération en 2012 avec une hausse de 0,6 %, supérieure à celle de 0, 3% obtenue en 2011. Cette moindre sensibilité à la crise contribue négativement aux variations du taux de marge et s’avère être dans la période une caractéristique française. Rares sont les pays de la zone euro où le pouvoir d’achat des salaires manifeste une telle résilience à la détérioration du marché du travail, à la hausse du chômage et à une inflation maîtrisée. Une faible flexibilité de l’emploi qui a des effets sur le profit des entreprises et que renforce la relative rigidité des cotisations sociales employeurs. À ce titre, les négociations engagées entre les partenaires sociaux sur la nature des contrats, les modalités d’assurance et de prévoyance professionnelle sont révélatrices des enjeux. Il s’agit pour les différents interlocuteurs patronaux d’aligner la France sur les standards des pays européens les moins protecteurs afin d’indexer les variations du salaire réel aux cycles économiques.

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Entre la baisse des salaire indirects, l’assouplissement du marché du travail, la flexibilisation du pouvoir d’achat, les dirigeants d’entreprises les plus influents aspirent à une réorganisation des rapports économiques à la hauteur de celle engagée au milieu des années 1980 lors du « tournant de la rigueur». À cette époque, le sentier économique de « désinflation compétitive » avait permis de restaurer la profitabilité des sociétés à des niveaux très élevés. Cependant les limites d’une telle stratégie sont importantes. Elle a d’abord pour conséquence un avilissement de la force de travail et une plus grande subordination des salariés. Elle contribue ensuite à accroître la désarticulation entre satisfaction des besoins sociaux et développement économique. Elle provoque enfin une dépression de la demande intérieure des ménages qui affecte durablement les perspectives de croissance économique.

De fait, la baisse du pouvoir d’achat des salaires aujourd’hui à l’oeuvre dans des pays de l’Union Européenne comme l’Espagne ou l’Italie a entraîné une baisse de la consommation et conduit à une forte dégradation du marché du travail. En rendant le salaire réel plus sensible au chômage, il est fort probable que la France connaisse les mêmes difficultés. Ainsi, le redressement de la profitabilité ne peut se prévaloir d’aucun effet vertueux sur la dynamique économique. Car la faiblesse de la demande des ménages qu’elle générerait et l’insuffisante utilisation des capacités de production ne permettent pas d’envisager un rétablissement de l’investissement. Par ailleurs, contrairement aux arguments souvent avancés, on constate une corrélation positive entre salaire réel et PIB. La progression du pouvoir d’achat des salaires n’est donc pas contradictoire avec la croissance, la Suède en est l’illustration avec une augmentation de 40 % du salaire réel par tête entre 1995 et 2012 et une augmentation du PIB de 50 % sur la même période.

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Les différents scénarios envisagés par les représentants patronaux pour restaurer leurs marges relèvent une mauvaise appréciation des contraintes économiques et sont l’expression indéniable d’une position de classe. Dans ce contexte, il est nécessaire d’envisager des solutions économiques alternatives fondées sur le contrôle des profits, la réorganisation du crédit et la régulation des relations de travail. Une nouvelle donne sociale s’impose. Car si la profitabilité des entreprises a diminué ces trois dernières années, la part des dividendes dans la valeur ajoutée progresse. Le désajustement entre le cycle de la production et le circuit financier s’est consolidé et les comportements spéculatifs continuent de menacer l’économie réelle. En effet, les actionnaires exigent et obtiennent des rendements supérieurs à la croissance des richesses produites. Ce droit de tirage exorbitant, soutenu par la faiblesse de l’investissement productif, ne peut toutefois durablement s’accommoder d’un rétrécissement de ses ressources. En effet, la baisse du taux de profit ne peut perdurer sans constituer à terme une menace pour les détenteurs d’action.

Le pouvoir des actionnaires renforcé

Parmi les caractéristiques de la période, la forte résistance des dividendes à la conjoncture est un événement majeur. Cette rigidité se manifeste toutes les années, à l’exception du recul constaté en 2010. Les revenus des actionnaires progressent à un rythme plus rapide que le profit brut. Ainsi, en 2012 la variation est supérieure de 1,6 points après l’avoir été de 3,4 points en 2011. Il en résulte que la part des dividendes dans les profits augmente et que la différence entre le taux de marge disponible (hors dividendes) et le taux de marge réel ne cesse de s’accentuer. De plus, la masse des dividendes versés augmentent dans l’ensemble plus rapidement que la richesse produite par les entreprises. En 2012 l’écart est de 0,3 point et marque un redressement après deux années de baisse. À ce titre la séquence allant de 2007 à 2009 apparaît comme un moment faste avec une avance se situant au-delà de 2 points. Ces évolutions confirment la place prépondérante qu’occupent les actionnaires dans l’extraction de la valeur produite par les salariés.

||Tableau 3. Compte de revenus des entreprises non financières (variations en %) ||

||2007|2008|2009|2010|2011|2012*|

|Revenus de la propriété de l’entreprise|10,9|9,5|-12,0|-4,3|5,7|-0,3|

|- dont intérêts|20,3|14,8|-37,9|-16,3|15,1|-6,9|

|- dont dividendes|7,9|8,8|1,7|-6|1,2|2,2|

* Acquis au troisième trimestre

Source : d’après Insee, Comptes nationaux

Ce désajustement entre circuit financier et circuit productif s’explique notamment par la différence de temporalité entre circulation et production de la valeur. La rotation du capital financier étant plus rapide que celle suivie par le capital productif, l’actionnaire attend de son placement un rendement immédiat qui ne tolère les incertitudes de la production et de la commercialisation. C’est ainsi que les entreprises sont contraintes de ponctionner une part croissante de leur profit pour satisfaire l’appétit de détenteurs d’action. A cet égard, la crise de la profitabilité s’avère être moins celle de la compétitivité que celle du mode de gouvernance et de financement des grandes entreprises. En effet, l’alliance entre les hauts gestionnaires des grandes sociétés et le monde de la finance, illustrée par les rémunérations des grands patrons, constitue le socle des dérives constatées. Les dirigeants d’entreprise sont eux-mêmes intéressés à l’accélération de la circulation du capital financier. Ce bloc d’intérêt est mobilisé contre toutes perspectives de rationalisation qui mettraient en cause sa position.

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La revendication portée par les organisations syndicales d’assister aux conseils d’administration des grandes entreprises avec droit de vote s’inscrit dans une démarche de reconquête du pouvoir détenu par les actionnaires. Pour réussir elle doit à la fois bénéficier du soutien décisif des pouvoirs publics et parvenir à constituer une alliance entre le salariat d’exécution et d’encadrement. Car au-delà de la démocratisation du mode de gestion des sociétés, cette entrée des salariés dans les organes exécutifs de direction permettrait d’exercer une pression supplémentaire pour contrôler, maîtriser et annuler l’influence des actionnaires dans la définition des orientations industrielles stratégiques.

Cyril Gispert


1 Le taux marge est le rapport de l’excédent brut (profit brut) à la valeur ajoutée

2 La productivité du travail est mesurée en rapportant la richesse créée soit au nombre d’heures travaillées (on parle alors de productivité horaire du travail) soit au nombre de personnes en emploi (on parle alors de productivité par tête).

3 Nous entendons ici par « besoins sociaux » l’ensemble des éléments qui définissent le standard de vie d’une société donnée.

Bibliographie

Artus Patrick, « Les reculs de la profitabilité finissent toujours par être corrigés : comment, avec quelles conséquences ? », Flash économie, n°2, 2 janvier 2013

Artus Patrick, « France : que la correction de la profitabilité se fasse par la baisse des salaires réels ou par la hausse de la productivité, le chômage va beaucoup augmenter », Flash économie, n° 15, 7 janvier 2013.

Artus Patrick, « Croissance potentielle de la zone euro et des grands pays, effets de la productivité du travail, de la productivité globale des facteurs, du chômage structurel, du taux d’emploi, de la durée du travail », Flash économie, n° 602, 12 septembre 2012.

Askenazy Philippe, Cette Gilbert, Sylvain Arnaud, Le partage de la valeur ajoutée, La Découverte, Coll. « Repères », 2012.

Husson Michel, « Economie politique du « système-euro», Inprecor, n°585/586, Août- septembre 2012.

Husson Michel, « Les salaires et la crise en Europe », Hussonet, n° 50, 1 octobre 2012.

Husson Michel, « Deux scénarios de partage de la valeur ajoutée après la crise », Hussonet, n° 47; 15 septembre 2012.

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