GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Petite Histoire d'une scission stérile

En décembre 1920, le congrès de la section française de l'internationale ouvrière, parti socialiste unifié depuis 1906, se tient à Tours. Premier congrès socialiste depuis la fin de la guerre, et surtout depuis la Révolution d'Octobre qui a porté au pouvoir, en 1917, un gouvernement révolutionnaire en Russie, il doit se prononcer sur l'adhésion à la nouvelle Internationale menée par les bolcheviks russes. Il en résultera une scission durable qui affaiblira la gauche française pour longtemps.

Le socialisme français était, à ce moment de son histoire, relativement faible si on le comparait à ses homologues européens.

Faible électoralement : au Royaume-Uni ou en Allemagne, les partis travaillistes et sociaux-démocrates étaient des partis de gouvernement, en passe de prendre le dessus sur le centre libéral comme alternative au conservatisme. Il n'en était pas de même pour la SFIO, cantonnée de fait à jouer les seconds rôles derrière les radicaux, dont certains s'intitulaient d'ailleurs « radicaux-socialistes », pour s'opposer aux forces politiques d'une droite requinquée par la conversion des catholiques gallicans à un républicanisme teinté de nationalisme qu'incarnera assez vite Raymond Poincaré.

Faible aussi par son absence de relais syndicaux : le syndicalisme ouvrier français, après la défaite de la Commune, en 1871, s'était structuré au sein d'une CGT farouchement opposée à tout lien organique avec les partis politiques, fière de son indépendance, et menée par un courant original, le « syndicalisme révolutionnaire », largement issu de l'anarchisme. Son noyau idéologique était formé de la certitude de la supériorité de l'action « directe » ou syndicale pour déclencher la révolution, les organisations politiques étant considérées avec distance, comme en témoigne le texte même de la Charte d'Amiens, adopté par la confédération syndicale en 1906, l'année même de la création de la SFIO.

Virage à droite et apories de l'internationalisme

Le déclenchement de la Première Guerre Mondiale a accéléré un virage à droite de l'ensemble du mouvement ouvrier français. La CGT, en passe de se rallier, sous la direction de Léon Jouhaux, à une conception plus réformiste de l'action syndicale suite à l'échec de sa stratégie révolutionnaire de la première décennie du siècle, se retrouve avec les socialistes, déboussolés par l'assassinat de Jean Jaurès, dans une « Union sacrée » qui va les lier à des gouvernements dont la tâche principale, pendant plus de quatre ans, va être de « faire la guerre ». L'entrée de Jules Guesde, figure de proue du marxisme en France depuis 1876, au gouvernement, dès 1914, fait figure de symbole.

Et au sein du mouvement ouvrier, les voix seront rares à s'opposer à la guerre à outrance, et plus rares encore à dénoncer l'utilisation des ouvriers et paysans mobilisés comme chair à canon, en première ligne, dans des stratégies militaires qui ne comptent pas les pertes humaines. C'est d'autant plus vrai que, paradoxalement, l'action du socialiste Albert Thomas comme ministre de l'armement conduit à des acquis sociaux pour les travailleurs des usines de guerre et à un rôle accru de l'Etat dans la conduite de l'économie.

Ce virage, le socialisme français n'est pas le seul à l'opérer. Tous les partis socialistes et sociaux démocrates d'Europe, peu ou prou, s'alignent, et les discours de la Iième Internationale sur la « grève générale contre la guerre » ne sont suivis d'aucun effet.

La Conférence de Zimmerwald, qui, en 1915, réunit des militants socialistes et des délégués de certains partis, notamment les bolcheviks russes, dans un petit village Suisse, montre l'isolement du courant opposé au ralliement dans les partis socialistes européens. Et, plus encore, au sein de ce courant très minoritaire, ce n'est qu'une minorité encore plus étroite qui, autour de Trotski et Lénine, considère que ce ralliement est le signe d'une scission consommée et irréversible entre des dirigeants engagés dans la collaboration avec la bourgeoisie et des révolutionnaires encore animés d'intentions authentiquement socialistes.

L'impact de la Révolution Russe

L'effondrement politique du régime tsariste russe, en deux temps, au printemps puis à l'automne 1917, et le rôle joué par les socialistes russes, qui prennent le pouvoir à la fin de cette année, a un retentissement forcément immense dans le mouvement ouvrier mondial. Pour la première fois, il ne s'agit pas pour des socialistes simplement de participer à l'exercice du pouvoir, mais bel et bien de le prendre et de mettre en place une « dictature du prolétariat ».

Le retentissement est d'autant plus important que nul ne s'attendait à ce que la révolution vienne d'un pays dont le prolétariat ouvrier était quasi inexistant, et dont le mouvement socialiste, très minoritaire, était marqué par des divisions très fortes entre des courants constituant autant de groupuscules.

Pour autant, toutes les organisations socialistes vont saluer et soutenir le nouveau régime, celui des soviets, c'est-à-dire des « conseils » ouvriers et paysans, y compris quand celui-ci signe, dès décembre 1917, une paix quasiment sans condition avec l'Allemagne.

Certains socialistes de gauche, notamment les spartakistes allemands, pensent que le moment est venu d'une révolution internationale. Mais la tentative de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg de créer une république allemande des soviets se solde par un bain de sang, le gouvernement républicain allemand, mené par les sociaux-démocrates, décidant d'une répression impitoyable à leur égard.

Les enjeux et les forces du Congrès de Tours

Dès 1918, les socialistes russes, dont le parti vient de prendre le nom de Parti Communiste, entendent prendre la tête du mouvement révolutionnaire mondial. Ils sont à l'initiative de la création d'un nouvelle Internationale, la Troisième, qui est théoriquement fondée en 1919, mais dont le premier vrai congrès a lieu à l'été 1920.

Pour pouvoir adhérer à cette nouvelle organisation internationale, le parti socialiste français doit, comme tous les autres, accepter les « 21 conditions » fixées par les bolcheviks. Celles-ci reposent sur un principe premier, c'est la rupture complète avec tout militant qui ne serait pas lui-même « communiste », enfermant de fait ceux-ci dans une attitude sectaire. Pour le reste, la logique est une logique révolutionnaire et hiérarchisée. Les organes de presse et organisations syndicales doivent être au service du parti communiste, lui-même dirigé selon le principe du « centralisme démocratique » et selon une « discipline de fer » par des instances secrètes et clandestines, soumises aux décisions de l'Internationale, c'est-à-dire de facto du parti communiste soviétique.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la contradiction complète entre cette logique et les orientations du mouvement ouvrier français, qu'il soit issu de la synthèse jaurésienne ou des transformations de l'anarcho-syndicalisme, ne parut pas assez forte pour entamer l'aura de la révolution russe. Mais depuis 1917 et le départ d'Albert Thomas du gouvernement, et plus encore après la fin de la guerre et la victoire de la droite aux élections de 1919, le courant « réformiste » est discrédité par l'échec de sa stratégie. Ainsi, les deux tiers des mandats du congrès s'exprimèrent pour l'adhésion à la Troisième internationale.

On trouve ainsi parmi les partisans de l'adhésion non seulement des représentants de l'aile zimmerwaldienne du parti, comme Souvarine ou Rapoport, mais aussi des militants issus de l'aile plus modérée de la SFIO. C'est d'ailleurs un de ceux-ci, Ludovic-Oscar Frossard, qui est choisi pour être le premier secrétaire général du tout nouveau parti communiste, qui prend le nom de Section Française de l'Internationale Communiste.

Face à eux, les partisans du maintien de la « vieille maison » SFIO sont peu nombreux. Il s'agit essentiellement des proches de Léon Blum et de Jules Guesde, qui estiment incompatibles l'exigence démocratique du socialisme français et l'organisation de cette nouvelle Internationale. Ceux-ci regroupent environ 8 % des mandats, et retirent leur motion, estimant que les jeux sont faits.

L'essentiel de l'enjeu va concerner le courant mené par Jean Longuet et Paul Faure, dont la motion recueille 21,6 % des mandats. Ceux-ci sont prêts à accepter l'adhésion à la Troisième internationale, mais pas les conditions qui subordonnent l'action du socialisme français aux décisions de l'Internationale. En cas de décision contraire du Congrès, ils sont prêts à rester au sein du parti, dont ils entendent défendre l'unité.

C'est compter sans l'intervention des communistes russes. En cours de congrès, un télégramme portant notamment la signature de Zinoviev et émanant de l'Internationale enjoint au congrès de se séparer des longuettistes, présentés comme des « agents déterminés de l'influence bourgeoise sur le prolétariat ».

Malgré les tentatives de Frossard d'éviter l'éclatement du parti, la volonté de rupture prédomine. L'exclusion de fait de Longuet et de ses partisans est adoptée par deux tiers des mandats. Le Parti Communiste naît dans l'opprobre et l'exclusion, tandis que les minoritaires déterminés et les exclus poursuivent, de leur côté, le congrès de la SFIO.

A l'issue du congrès, la grande majorité des militants socialistes rejoignent le parti communiste, tandis que la SFIO conserve une majorité d'élus à tous les niveaux.

Palinodies, zigzags et isolement

La suite de l'histoire de la scission du congrès de Tours est catastrophique pour le mouvement ouvrier français, marqué par l'attitude sectaire du parti communiste qui va jusqu'à provoquer des purges et des scissions internes au parti.

A l'externe, c'est une stratégie de rupture systématique avec tous les autres courants du mouvement ouvrier. En 1921, les mêmes causes provoquant les mêmes effets, la CGT connaît une scission, avec la création de la CGTU (CGT « unitaire »). Au niveau politique, les socialistes sont caractérisés comme des « agents de la bourgeoisie », mais la stratégie électorale est sujette à des zigzags incompréhensibles.

Puis c'est la stratégie de « front unique », visant à rassembler communistes et socialistes, que l'Internationale tente d'imposer au parti français ; celle-ci est résumée par Albert Treint, n°2 du PCF, dans l'expression devenue célèbre de « plumer la volaille socialiste ». Pour autant, les militants ont du mal à comprendre qu'on leur demande le lendemain de s'allier avec ceux qu'on leur avait demandé d'exclure la veille.

En 1927, trois ans plus tard, c'est une stratégie totalement opposée qui est élaborée sous le vocable « classe contre classe » : le refus de toute alliance et de tout accord avec les socialistes, incluant même les traditionnels désistements de second tour pour battre les candidats de droite.

Mais le PCF est vite affaibli : perte de militants, y compris au plus haut niveau, et perte d'influence liée à son isolement, alors que le Cartel des Gauches, composé de la SFIO et des radicaux, remporte les élections de 1924. Les communistes, actifs dans la rue, sont inexistants au niveau parlementaire, réussissant péniblement à faire élire une dizaine de députés en 1928 et 1932.

La fin des années 1920 est aussi marquée par la stalinisation du parti, avec l'exclusion de militants de son aile gauche, comme Souvarine ou Monatte. Le parti est en crise de direction, trois secrétaires généraux le quittant en peu de temps : Frossard démissionne en 1923, puis en 1927, c'est Albert Treint, qui lui avait succédé et avait mené la « bolchevisation » du parti, qui est exclu par un comité central clandestin du fait de ses liens avec des groupes d'ultra gauche, et notamment certains trotskistes. En 1929, c'est le successeur de Treint, Louis Sellier, qui connait le même sort pour son orientation trotskiste...

Pour beaucoup de militants révolutionnaires, la désillusion est forte. Il apparaît de plus en plus que le PCF est le parti du « socialisme dans un seul pays », subordonnant sa stratégie non pas à une direction internationale du mouvement, mais aux seuls intérêts de l'Union Soviétique. Ce fut d'ailleurs la raison invoquée par Frossard pour démissionner. Les effectifs du parti s'effondrent, passant d'environ 150 000 au moment du congrès de Tours à moins de 30 000 en 1933.

L'échec de cette stratégie et la montée du fascisme et du nazisme conduisent à une rupture au début des années 30 : le PCF s'inscrit à nouveau dans une logique d'unité avec les socialistes, qui aboutira au Front Populaire, en 1936. C'est le début du règne de Maurice Thorez, entré au « secrétariat collégial » qui remplace le secrétariat général du parti en 1929, et qui en deviendra le principal dirigeant assez rapidement.

Mais, déjà, le parti communiste n'est plus, et de loin, l'organisation la plus révolutionnaire de la gauche française. Au sein de la CGTU, des militants, notamment ceux qui dirigent la fédération de l'enseignement, sont rassemblés au sein d'une minorité fédérale qui remet en cause l'asservissement de la centrale à la stratégie du parti. Certains exclus et minoritaires du PCF ont créé des groupes proches du trotskisme, qui, sous le nom d'Unité prolétarienne, fit jeu égal avec les communistes aux élections de 1932, et participa au Front Populaire de 1936. Au sein même de la SFIO, le courant de la Gauche Révolutionnaire, mené par Marceau Pivert, s'opposera à Thorez dans un célèbre échange suivant immédiatement la victoire électorale de 1936, que Pivert célébra d'un « tout est possible » immédiatement contredit par le secrétaire général du PCF.

Entre unité et survie : l'union est un combat

Par la suite, l'unique boussole du PCF sera de suivre la ligne de l'URSS. Engagé tardivement dans la résistance, lorsque le pacte germano-soviétique vole en éclat, puis dans la « bataille de la production » entre 1945 et 1947, mettant sous le boisseau les revendications ouvrières, avant de s'inscrire dans la logique de la guerre froide, il ratera sa déstalinisation, comme en témoigne l'exclusion des « khrouchtchéviens » Servin et Casanova, poussant, à chaque fois, la SFIO de Guy Mollet, privée de tout partenaire de gauche pour participer au gouvernement, un peu plus à droite d'année en année, jusqu'à son engagement dans la guerre d'Algérie. Tardivement, le PCF, tout en excluant « les porteurs de valise », passera de « Paix en Algérie » à l’indépendance de l’Algérie.

Ce n'est que dans les années 60, sous l'influence de Waldeck Rochet puis de Georges Marchais, que le PCF optera encore pour une démarche d'unité. D'abord derrière la candidature de Mitterrand à la présidentielle de 1965, puis dans le programme commun, en 1972. Cette alliance conduit les socialistes à se doter de l'orientation la plus radicale de leur histoire moderne. Mais le PCF est en difficulté idéologique et sociologique ; le salariat évolue, il est de moins en moins industriel et le parti ne parvient pas à gérer cette mutation. Le Parti Socialiste, qui a refait son unité, rénove ses fondements idéologiques, réussissant des synthèses entre des courants de rupture avec le capitalisme et ceux qui, comme Michel Rocard, prône son aménagement, tandis que les courants révolutionnaires, notamment trotskistes, connaissent une certaine visibilité après la création de la LCR et l'apparition au premier plan de LO.

Mais la direction communiste fait l'analyse que son reflux est lié à son alliance avec les socialistes. Les effets de la rupture du programme commun, en 1977, montrera l'inverse : alors que la gauche remporte les élections de 1981, le PCF va connaître une phase continue de reflux qui ne sera entamée qu'un temps, lorsque, sous la direction de Robert Hue, il participera à la « gauche plurielle » menée par Lionel Jospin.

Aujourd'hui, quatre-vingt-dix ans après le congrès de Tours, le bilan de cette scission est terrible : installant la gauche française dans une dualité vécue comme un combat permanent d'une partie sur l'autre, elle a conduit au maintien durable au pouvoir de la droite. Au final, elle a poussé le PS, sans allié à gauche, vers des dérives droitières qu'il faut combattre à chaque congrès.

Et, pour autant, elle n'a pas assuré la survie d'un courant communiste fort : le PCF se pose aujourd'hui la question de son existence, tiraillé entre des orthodoxes qui veulent revenir aux jours heureux du stalinisme, des rénovateurs échaudés par l'échec des collectifs unitaires anti-libéraux auxquels la direction communiste a voulu imposer, lors de la dernière présidentielle, la candidature de Marie Georges Buffet, avec pour résultat un score marginal, et une direction qui semble s'être résignée à s'aligner sur un « Front de gauche » représenté par Jean-Luc Mélenchon, dont l'existence politique repose sur une stratégie de tir à boulets rouges sur le PS, quitte à favoriser le maintien au pouvoir de la droite sarkozyste.

Face à un tel bilan, la question se pose à toute la gauche, et aux socialistes en particulier, des conditions à réunir pour un congrès de Tours à l'envers, permettant le rassemblement de toute la gauche dans une organisation capable de faire des synthèses et de réaliser politiquement les aspirations d'un salariat largement majoritaire dans la société française.

Hervé LE FIBLEC

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