GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Palestine : la haine du colon

Le Hamas peut-il être taxé de terrorisme tout en étant un mouvement de résistance nationale ? C’est à cette question épineuse que tente de répondre ci-dessous notre camarade Michel Cahen, en rapprochant la lutte du peuple palestinien d’autres combats anticoloniaux. Cet article (paru dans le numéro 310 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale) est daté du 3 décembre 23.

Le 15 mars 1961, les guérilleros du Front national de libération de l’Angola commencèrent la lutte armée. Ils pénétrèrent le territoire par sa frontière congolaise. Partout où ils parurent, se produisit un soulèvement de la population africaine contre les colons portugais. Perpétrés par les guérilleros ou par la population soulevée, les massacres de la population blanche, métisse et parfois aussi d’Africains à leur service furent épouvantables, n’épargnant ni les vieillards, ni les femmes, ni les enfants, tranchés à la machette ou découpés entre deux planches dans les scieries des colons.

Détours africains

Le dictateur portugais cria au terrorisme, à la lutte pour la défense de la civilisation et envoya l’armée. La guerre dura quatorze ans. Le terrorisme du FNLA signifiait-il qu’il n’était pas une organisation de résistance anticoloniale ? En tout cas, il fut reconnu par l’Organisation de l’Unité africaine à la demande de l’Algérie nouvellement indépendante, conseillée par Frantz Fanon. Il était aussi soutenu par les États-Unis, alors soucieux de développer un anticolonialisme sans sympathie pour l’URSS. Le FNLA fut admis par toute la communauté internationale comme l’une des organisations légitimes pour représenter le peuple angolais et participa aux négociations aboutissant aux Accords d’Alvor (Portugal, 15 janvier 1975).

Son terrorisme de 1961 resta-t-il sans conséquence dans la suite de son histoire ? Non, bien sûr : le FNLA demeura une organisation au fonctionnement interne totalitaire, largement tribaliste bakongo, étroitement contrôlée par le dictateur Mobutu (Zaïre) et par la CIA, puis s’allia à l’Afrique du Sud de l’Apartheid pour empêcher l’arrivée au pouvoir à Luanda du Mouvement populaire de libération de l’Angola (un mouvement moderniste, largement créole et urbain) soutenu par les Cubains. Mais le terrorisme du FNLA en 1961 n’en modifia pas sa nature de mouvement de libération anticolonial, doté au départ d’une puissante base sociale paysanne. On peut être un mouvement terroriste et un mouvement de résistance, même si le premier provoque la dégénérescence du second.

Le FLN algérien avait commencé sa lutte armée le 1er octobre 1954 en assassinant des instituteurs français puis tua des milliers de militants du MTLD (un autre mouvement anticolonial bien plus à gauche mais qui n’avait pas pris l’initiative de la guerre de libération) et n’hésita pas à placer des bombes dans les cafés fréquentés par les civils français à Alger. Analyserait-on, avec le recul historique, le FLN comme un mouvement globalement terroriste, et donc pas comme un mouvement de résistance ? Pourtant, ses actes fondateurs et son comportement dès les premières années de la lutte expliquent la nature dictatoriale de l’État qu’il construisit après la décolonisation.

Sur le terrain, il n’est pas facile de lutter contre le colonialisme sans toucher à un cheveu des colons. C’est pourtant ce que fit, de l’autre côté de l’Afrique, le Front de libération du Mozambique (Frelimo), ayant dès le départ très clairement répondu à la question : « Qui est l’ennemi ? » par cette formule : « L’ennemi est le système colonial, pas les colons pris individuellement ». De 1964 (début de la lutte armée) à 1974 (Révolution des Œillets permettant le cessez-le feu et la décolonisation), le Frelimo ne tua pas un seul colon blanc, tandis que l’armée coloniale ou la police politique ne firent jamais de prisonniers et perpétrèrent des massacres sans nom.

Le colon et le colonisé

Il ne fait aucun doute que le Hamas est le produit de la dégénérescence du mouvement national de résistance du peuple palestinien ; il n’est que le miroir du Fatah qui tient l’Autorité palestinienne et y exerce un pouvoir pétainiste de collaboration avec l’occupant. Mais le Hamas n’est ni Al-Qaida ni le groupe « État islamique », qui ont pu avoir de grands succès temporaires, mais restent des réseaux et appareils terroristes non dotés d’une base sociale pérenne. Aujourd’hui, les bombes israéliennes peuvent tuer 10 000 combattants du Hamas (et encore bien plus de civil·es), mais 50 000 adolescents palestiniens rejoindront ses rangs si aucune solution politique digne n’est trouvée. Et c’est aussi avec le Hamas qu’il faudra négocier une solution politique.

Expliquer n’est pas justifier, mais c’est un passage indispensable. Comment les militaires du Hamas ont-ils pu perpétrer les massacres du 7 octobre, des massacres « de contact » à la différence des massacres « à distance » des bombes israéliennes ? Ils ont pu le faire par le classique phénomène de déshumanisation de l’adversaire à la base de tous les génocides. Pour les militaires du Hamas, les Israélien·nes tué·es ou kidnapé·es étaient des colons et fils de colon.

Le colon oublie très vite qu’il en est un : tout d’abord, il justifie sa conquête en disant qu’auparavant la terre était un désert, que c’est lui qui l’a « fait fleurir », que c’est lui qui a construit ce pays. Certes, il a occupé des « maisons vides », dont les occupants « étaient partis » (cela ne vous rappelle rien ?). Deuxièmement, la génération suivante, surtout si elle s’est urbanisée, mais même si elle est restée travailler en kibboutz, ne se sent plus du tout coloniale, car entre-temps la colonie est devenue un État-nation. Sous l’apartheid, des blancs de Johannesburg ou de Pretoria paisiblement assis aux terrasses des cafés n’avaient absolument aucune idée de ce qui se passait à 30 km de là, à Soweto par exemple.

Le colonisé, lui, n’oublie jamais. Il sait que cette terre était auparavant à lui. Les jeunes raveurs massacrés ou kidnappés du 7 octobre n’avaient aucune idée de la situation à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la grille, mais pour les militaires du Hamas, ils étaient les colons. Les guérilleros du FNLA en 1961 exprimaient la haine du colon qui, lors du boom caféier des années 1930-1950, les avait expropriés de leurs terres coutumières au prétexte de les mettre en valeur.

L’antisionisme des imbéciles

Dans les discussions entre militants de gauche ces derniers temps, il y a donc à mon avis deux confusions : le fait d’être terroriste empêcherait une organisation d’être un mouvement de libération nationale ; le fait qu’une colonie soit devenue un État-nation signifierait qu’elle n’est plus une colonie. Or dans l’histoire, de nombreuses colonies sont devenues des États-nations sans perdre pour autant leur colonialité : la totalité des États américains sont dans ce cas par exemple, ou encore l’Australie. Dans ces pays, les indigènes/autochtones/premières nations (selon leurs auto-désignations locales) continuent à mener des luttes anticoloniales. Les Palestiniens continuent leur résistance anticoloniale, y compris armée, sous des formes en tout premier lieu provoquées par l’État ethno-colonial israélien. Cela signifie-t-il que les anti-impérialistes européens doivent toujours se dire antisionistes ?

J’aimerais répondre par l’affirmative et je comprends que certain·e·s le fassent. Mais il faut contextualiser : en 1947-1948, être antisioniste signifiait être contre la création même de l’État d’Israël en terre de Palestine. En raison du génocide des Juifs d’Europe centrale et de la disparition du Bund (le parti socialiste juif de Pologne et Lituanie), laïc et antisioniste, le mouvement sioniste réussit à gagner suffisamment d’implantation dans les populations juives pour que l’Europe décide de faire payer aux pays arabes un problème européen. Une très petite minorité de gens, à gauche, s’opposèrent alors à la création du nouvel État ethno-colonial (comme les trotskistes dénonçant « ce nouveau malheur pour la communauté juive mondiale »). Mais il y a des colonisations qui réussissent (une fois encore, citons la totalité des États d’Amérique). Aujourd’hui, il y a un peuple israélien, il y a une nation israélienne et le malheur palestinien ne peut être réparé par la destruction de la nouvelle nation, même si elle est parfaitement coloniale. L’antisionisme aujourd’hui ne peut donc plus être synonyme d’une volonté de destruction de cette nation coloniale. En revanche, il peut et doit signifier la dénonciation de la poursuite de la colonisation, incessante, harassante, absolument odieuse, en Cisjordanie et la dénonciation de l’enfermement des Gazaouis dans ce qu’ils appellent eux-mêmes la « cage ».

Le problème est que, sous cette appellation antisioniste fondamentalement juste, se positionnent d’authentiques antisémites pour qui l’antisionisme est synonyme de « mettre les Juifs à la mer ». C’est ce que le chercheur marxiste libanais Gilbert Achcar a appelé l’« antisionisme des imbéciles », allusion à l’anticapitalisme des imbéciles de certains anarchistes antisémites d’avant 1914 (grosso modo : les Juifs sont les banquiers, donc mort aux Juifs). Le problème est donc que cet antisionisme des imbéciles, conjoncturel puisque fondamentalement provoqué par la politique de l’État colonial israélien, s’est de plus en plus fondu avec l’antisémitisme traditionnel européen, qui remonte au Moyen-Âge – c’est très net au sein du Hamas et dans d’autres courants intégristes musulmans. Pour toutes ces raisons, il me semble plus opératoire de se revendiquer simplement de l’anticolonialisme, plus difficilement confondu avec l’antisémitisme.

Contre tous les terrorismes

En attendant, le plus grand producteur d’antisémitisme reste naturellement l’État ethno-colonial israélien. Tous les professeurs dans les banlieues françaises, toutes les militantes et tous les militants associatifs des mêmes quartiers, savent combien il est difficile aujourd’hui de mobiliser contre l’antisémitisme quand, de toute évidence, il y a un gigantesque « deux-poids, deux mesures ». Même quand des journalistes relatent les libérations d’otages, il y a encore ce déséquilibre : en effet, ils se réjouissent de la libération conjointe des « otages israéliens et des prisonniers palestiniens ». Mais quand, sans même parler des exécutions extra-judiciaires qu’il pratique de manière permanente, l’État israélien arrête en Cisjordanie des Palestinien·nes, y compris mineur·es, sans inculpation, sans procès, pour des durées indéterminées, de quoi s’agit-il ? Il s’agit d’otages qui servent à Israël d’instrument de pression permanente sur les familles des prisonniers. Quant aux prisonniers en bonne et due forme, ont-ils eu droit à un procès équitable ? Poser la question, c’est y répondre. Or un million de Palestiniens ont déjà été arrêtés depuis la première Intifada. 20 % de la population palestinienne est-elle « terroriste » ? Aujourd’hui, quand Netanyahou consent à des trêves, il y a des échanges d’otages, point barre.

Mais le producteur massif d’antisémitisme qu’est l’État d’Israël n’a-t-il pas ses relais en France ? Quand des associations juives, surtout ce Conseil qui se dit « représentatif des institutions juives de France », ont adopté depuis des années une orientation de soutien inconditionnel à la politique israélienne, même dirigée par un gouvernement suprémaciste d’extrême droite, ce sont elles qui établissent l’équation « Juif = colon israélien » et facilitent le passage à l’antisémitisme. Quand Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense (2002-2007) accusa odieusement la campagne BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions) d’appeler à « boycotter les produits casher », elle pratiqua cyniquement l’équation « boycott de produits israéliens = boycott de produits juifs », donc « hostilité à la politique israélienne = hostilité aux Juifs ». Là encore, elle favorisa l’antisémitisme, fut-il « des imbéciles », poussant ces derniers à être hostiles aux Juifs en général.

Ce que fait et s’apprête à faire Netanyahou aujourd’hui à Gaza est parfaitement comparable à ce que firent les nazis au ghetto de Varsovie : déshumanisation totale d’une population, massacres des civils, famine, soif, épidémie. On ne choisit pas, certes, un terrorisme contre un autre. Cependant, si nous ne soutenons pas le Hamas, nous soutenons le mouvement national palestinien, y compris, à mon avis, le droit du Hamas d’être inclus dans des négociations. Plus généralement, il faut chercher à regrouper les courants anticolonialistes sur une orientation internationaliste, indépendante des objectifs et des méthodes d’organisations telles que le Hamas ou le Fatah, sans évidemment renvoyer dos-dos colonisateur et colonisés : c’est sur une telle orientation qu’il sera possible de regrouper le maximum de forces, que ce soit dans les pays impérialistes, dans les pays dominés et plus particulièrement au Moyen-Orient.

3 décembre 2023

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