GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

Novembre-décembre 1995 ou le réveil des salariés français

Nous publions ici un article paru dans la revue Démocratie&Socialisme de novembre-décembre 2015.

Le cycle social initié par Air France en novembre 1993, puis la grande manifestation pour l’école publique du 16 janvier 1994, l’explosion de mars contre le CIP de Balladur, la première grève européenne des cheminots en juin, les mouvements de fonctionnaires en début d’automne avaient forcé Jacques Chirac à en rajouter sur ses promesses de lutte contre la « fracture sociale ».

Cela avait joué pour placer Lionel Jospin en tête au premier tour de la présidentielle. Et, du coup, pour offrir une perspective politique. La gauche, donnée en perdition deux ans plus tôt, est revenue en force. La France des années 1990 n’est pas rentrée dans le rang. Le poids lourd du chômage ne suffit pas à décourager les luttes. Au printemps 1995, les observateurs attentifs notaient qu’il y aavait plusieurs centaines de milliers de grévistes. Pour les salaires et pour l’emploi. La droite, même victorieuse à la présidentielle de 1995, est confrontée à un problème récurrent : le mouvement social lui résiste. Depuis dix ans, depuis la loi Devaquet et la mort de Malik Oussekine, le camp d'en face est traversé par le même débat. Devra-t-elle aller plus vite, plus fort dans la remise en cause des acquis sociaux ? Ou avancer lentement, mais sûrement ?

La « fracture sociale » et les marchés

Alain Madelin, devenu le conseiller de Chirac fait le pendant ultralibéral du pseudo-social Philippe Séguin. Il est nommé ministre des Finances et se sent des ailes pour effectuer un forcing pendant l'été 1995. « Il nous faut un Mai 68 et qu’on le gagne », affirme-t-il, persuadé que la réaction à laquelle il aspire de tous ses v?ux ne l’emportera que dans un affrontement capable de « liquider » la menace toujours présente de la grande grève générale. Il a juste douze ans d’avance sur Nicolas Sarkozy. Alain Madelin ne tient que quatre mois dans le gouvernement d’Alain Juppé. Ce dernier, agacé par ses discours trop francs, préfère se débarrasser de lui… avant d'appliquer sa politique. Alain Juppé commence par une hausse de la TVA, impôt injuste s'il en est. Juppé surtaxe le tabac et les carburants, puis supprime le forfait de 42 francs qui protégeait jusqu’alors les bas salaires des effets négatifs de la CSG. Il accorde 9 milliards aux employeurs sous forme d'aides à des contrats initiative-emploi, gèle les salaires des fonctionnaires tout en annonçant des « dégraissages » d'effectifs. On peut entendre, dans un des flashs de France Inter : « Le gouvernement supprime 6 000 postes de fonctionnaires pour créer de l’emploi ».

Les fonctionnaires lancent une première grève intersyndicale bien suivie le 10 octobre 1995. Les syndicats se mettent alors tous d'accord (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, CGT-FO, FEN, FSU, Unsa), après sept heures de négociation, le 30 octobre, autour d'un texte de défense de la Sécurité sociale qui rejette la fiscalisation, écarte tout rationnement des soins, refuse l'imposition des allocations familiales, toute atteinte aux retraites, revendique la gestion paritaire de la Sécu et appelle à la mobilisation au cas où Alain Juppé s'attaquerait au plus bel acquis social de la France. Ce « bloc » des syndicats est prometteur. Si ce front tient, le gouvernement sera vaincu. Alain Juppé hésite encore.

Les marchés financiers manifestent leur méfiance, le franc bat de l'aile, le directeur de la Banque de France augmente les taux d'intérêt. Les financiers ne sont en rien des « despotes éclairés », ni des philanthropes. Le « troisième tour antisocial » est imposé par les marchés : Jacques Chirac opère, à la mi-octobre, un tournant radical par rapport à sa campagne électorale et prononce un discours dans lequel il fixe « la réduction des déficits comme LA priorité ».

Le plan Juppé

Alain Juppé remanie aussitôt son gouvernement, écarte les « jupettes » qui devaient selon lui manquer de cette virilité nécessaire pour vaincre le mouvement social. Rarement un gouvernement et un président nouvellement élus auront si vite chuté dans l’opinion publique. Il faut dire qu’ils y sont parvenus sur une maldonne fantastique : ils ont promis de réduire la fracture sociale tout en engageant une politique qui a vocation à l’aggraver.

Le gouvernement annonce la hausse du forfait hospitalier, qui passe de 55 francs la journée à 70 francs: pour les plus pauvres, cela revient à payer l’hôpital comme un hôtel, et de retour chez eux, ils auront le loyer… Alain Juppé dit qu’il va « réformer » la Sécurité sociale en guise de premier pas vers la « réduction des déficits », nouvel axe central de la politique chiraquienne.

Il décide de s’en prendre frontalement à toutes les catégories de la population en les opposant les unes aux autres et de remettre en cause les fondements mêmes de la Sécurité sociale. Il s’attaque aux allocations familiales contre l’avis de la CFTC, à l’autonomie des caisses d’assurance maladie en dépit du veto de FO, aux retraites des fonctionnaires malgré le refus de la fédération de la CFDT concernée, aux statuts des cheminots, des policiers, des personnels pénitentiaires, des mineurs, des instituteurs, etc. Il crée un impôt nouveau, le RDS, opère un rapt des 1 600 milliards de francs de la protection sociale, qu’il propose de faire gérer désormais directement par le Parlement sous forme de LFSS (loi de financement de la Sécurité sociale). Toute cette opération est organisée avec le concours d’un arsenal médiatique sans précédent, qui fait jouer la « pensée unique », néolibérale à fond, s’efforçant de créer un effet de surprise et de « courage », de nécessité et d’urgence. En l'espace d'un mois, le déficit de la Sécu est annoncé comme étant de 60 milliards, puis de 120 milliards, finalement de 250 milliards « en cumulé » !

Juppé se jette à l'eau le 15 novembre en lançant son fameux « plan ». « Juppé l’audace », titre aussitôt Libération dans une de ses envolées croupionnes les plus célèbres. L’Assemblée nationale lui fait une ovation. Le Sénat est ravi. Le CNPF aussi. Juppé se lâche involontairement et avoue que sa réforme, « c’est ce qu’il aurait fallu faire depuis trente ans ». Ainsi, il reconnaît que ce n’est pas l’urgence prétendue du « trou » de la Sécurité sociale qui motive son plan. Ce n’est pas non plus la réduction des déficits : non, il veut poursuivre un vieux plan, celui de la mise à mort des principes de la Sécu, commencée par les ordonnances gaullistes de 1966-1967.

Le plan Juppé apparaît peu à peu dans toute sa brutalité. Il élargit l'assiette de la CSG, propose d'aligner le droit à la retraite des fonctionnaires sur celui du privé, soit 40 annuités au lieu de 37,5, la retraite étant calculée sur vingt-cinq années et non plus d'après les six derniers mois. Il propose une « maîtrise des dépenses de santé » par le Parlement et des restrictions de soins qui frapperont surtout ceux qui n'auront pas les moyens.

Le raisonnement du gouvernement est aussi ouvertement faux que les précédents discours libéraux : si les taux d'intérêt baissent, la croissance reprendra, mais pour que la croissance reprenne, il faut d'abord resserrer les déficits. C'est donc aux salariés de se serrer la ceinture une fois de plus, pas aux riches ni aux grandes entreprises et multinationales.

Que faire ?

Les sept fédérations de fonctionnaires avaient prévu une autre journée de grève unitaire le 24 novembre. L’unité syndicale existe encore le 14 novembre sur la base de la déclaration du 30 octobre signée par Nicole Notat. Le soir du 15, la CFDT se replie et n'appelle plus à réagir que sur le seul sujet des retraites : elle est « travaillée » par sa fédération de fonctionnaires et par la FGTE, sans même évoquer tous ses opposants de base qui, en fait, se sentent majoritaires depuis le congrès de Montpellier. FO rompt à son tour le front syndical et choisit plutôt d'appeler seule à une grève intersyndicale le 28 novembre, alors que les sept organisations de fonctionnaires en sont encore à appeler à une grève unitaire le 24 pour défendre les retraites. La CGT, habilement, avance le 24, puis le 28.

Dans le PS se retrouve le même clivage fondamental. Un clivage qui durera encore dix ans et qui, tant qu’il ne sera pas tranché, renverra la gauche à ses déboires de Mai 68, insurmontés, entre Charléty et le Programme commun. Des voix s'élèvent pour soutenir carrément Juppé, c'est le cas de Claude Évin et d'Élisabeth Guigou. Même au PCF, Alain Bocquet déclare qu'il y a de « bonnes idées » dans le plan gouvernemental. Où va la gauche ? Il faut qu’elle tranche. C'est fort heureusement Lionel Jospin qui s'y colle en déclarant le plan Juppé « inacceptable ».

« Inacceptable ! »

Lionel Jospin en rejetant le plan Juppé, « inacceptable », a fait l’essentiel du travail. Son poids est décisif, il est LE leader de toute la gauche. L’affaire est pliée. Le PS ne penche pas du côté de la direction de la CFDT, il ne partage pas les exigences du patronat. Juppé va donc perdre ! C’est quand la gauche est unie, quand les droitiers de la gauche sont minorisés, que de grandes choses se font dans notre pays. Depuis toujours.

Ce choix de Lionel Jospin est le bon : il neutralise l’aile droitière du PS, celle qui l’avait soutenu en croyant se débarrasser du spectre d’un tournant à gauche incarné alors par Henri Emmanuelli. Les rocardiens et deloriens sont désarmés, tandis que leurs amis de la direction de la CFDT sont à nu, pris dans la nasse, isolés. Ils vont faire le gros dos en attendant leur heure, c’est-à-dire en espérant que le gouvernement de droite ne soit pas battu à plate couture. Les militants socialistes descendent massivement dans la rue, de cortège en cortège, enhardis.

Une lame de fond se déclenche : les cheminots et la RATP entrent dans une grève illimitée totale. « C'est le retour des syndicats », titre D&S, qui colle aux événements. Les étudiants organisent une première grande manifestation le 21 novembre. Des milliers de lycéens se joignent à eux, témoins de la disponibilité toujours grande de la jeunesse scolarisée, depuis presque trente ans, aux côtés des salariés. « Il y a trois choses auxquelles il ne faut pas toucher dans ce pays, déclare Marc Blondel, l'école publique, le smic et la Sécu ». En trois ans, la droite s’est attaquée aux trois. Elle a perdu sur les deux premières. Elle va perdre sur la troisième.

Alain Juppé commet à ce moment-là une grande maladresse : il déclare qu'il ne cédera pas à moins qu'il n'y ait 2 millions de manifestants. Ils sont tellement sûrs de diviser le mouvement syndical, de jouer l’épuisement, de passer en force…

Le Juppéthon

Le 24 novembre est plus massif que le 10 octobre. On compte 50 000 manifestants à Marseille, 20 000 à Nice, 10 000 à Grenoble, 4 500 à Chalon-sur-Saône, 2 500 à Strasbourg, 7 000 à Metz, 2 000 à Châlons-en-Champagne, 10 000 à Nancy, Lille et Rouen, 8 000 à Amiens, 12 000 au Havre, 18 000 à Caen, 20 000 à Rennes et à Nantes, 5 000 à Brest, 15 000 à Tours et à Dijon, 3 000 à Nevers et à Montluçon, 20 000 à Clermont, 8 000 au Puy, 25 000 à Bordeaux, 15 000 à Limoges, 35 000 à Toulouse, 8 000 à Pau, 10 000 à Montpellier, 9 000 à Perpignan…

Une controverse publique naît sur le chiffre des manifestants à Paris : 100 000 ou 150 000 ? Y a-t-il eu un million de manifestants dans toute la France ? La police annonce 490 000 (il y en avait, selon elle, 382 000, le 10 octobre précédent).

La question est posée de continuer jusqu'au bout : les grévistes inventent le « Juppéthon » et se proposent d'atteindre les 2 millions dans la rue. Une course qui va durer un mois ! Et qui, de temps fort en temps fort, va gagner les 5 et 12 décembre.

D’une certaine manière, en novembre-décembre 1995, il s’agissait d’une grève extraordinaire voire improbable. Elle n’aurait jamais dû exister, tout était contre elle : un chômage de masse, une droite arrogante et revancharde, une résistance au libéralisme à contre-courant dans le monde… Et pourtant ! Un des airs de ce mois de mai en automne en dit davantage que de longs discours : « Juppé, ton plan sur la Sécu / On n'en veut pas, on n'en veut plus / Les petits budgets sont ponctionnés / Le capital est épargné / Juppé, ton plan sur les retraites / On n'en veut plus, on n'en veut pas / On veut partager le travail / et faire payer le capital » (sur l'air du Chat noir.).

Le parti socialiste a par ailleurs montré alors sa porosité par rapport au mouvement social. Il en subit les influences de façon patente, même si cela paraît insuffisant aux yeux des puristes. D’ailleurs, si le PS n’agissait pas ainsi, il perdrait toute chance de gagner aux élections. Comme se plaisait à dire Jean-Luc Mélenchon dans les réunions de la Gauche socialiste : « Le PS a une qualité et un défaut : il est électoraliste et il est électoraliste ».

Il faut les gagner, les voix de ces salariés sans lesquels il ne serait jamais au pouvoir, et pour les gagner, il faut être avec eux dans les moments décisifs, sinon ils le gardent en mémoire et ne votent pas le jour venu. Certes, ça ne vient pas toujours tout seul dans ce parti. Il est décisif qu'il y ait une forte Gauche socialiste qui pèse, qui appuie dans le bon sens.

À la lumière de la mobilisation de 1995, nous comprenons mieux notre utilité dans le PS. Aujourd'hui comme hier, nous militons pour la construction d'une forte Gauche socialiste et pour l'explosion d'un puissant mouvement social. Telle est l’alchimie que nous recherchons ardemment dans l'espoir que s'ouvre un débouché politique permettant de faire avancer notre pays vers le socialisme.

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