GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Les perspectives pour le socialisme aux États-Unis

Chris Maisano est membre du Comité politique national des Democratic Socialists of America, collaborateur régulier à la revue Jacobin et responsable syndical à New York. Nous le remercions de cet article qu'il a écrit pour Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

Les élections de mi-mandat de novembre 2018 ont fourni aux Américains la première occasion d’exprimer dans les urnes leur appréciation de l’administration Trump. Comme attendu, le Parti démocrate a enregistré une progression importante. Les Démocrates ont gagné la majorité à la Chambre des représentants, la chambre basse du Congrès. Cette majorité comprend certaines représentantes nouvellement élues qui ont battu lors des primaires démocrates des élus de l’establishment.

Parmi ces nouveaux venus, on compte le célèbre groupe des députées de gauche : Alexandria Ocasio-Cortez de New York, Rashida Tlaib du Michigan et Ilhan Omar du Minnesota. Un nombre record de femmes et de candidates LGBT ont par ailleurs gagné des élections à tous les niveaux de gouvernement – réponse sans équivoque aux attaques de Trump contre les femmes et les personnes LGBT.

Les deux premières années de l’administration Trump ont poussé les électeurs à se rendre aux urnes en grand nombre. La participation aux élections de mi-mandat aux États-Unis est notoirement faible, mais cette fois un peu plus de la moitié des électeurs se sont rendus aux urnes, ce qui est un niveau élevé de participation dans le contexte américain. C’est même le plus élevé à des élections de mi-mandat depuis 1914. Or, aux États-Unis, une participation élevée a tendance à favoriser les Démocrates.

Victoire en demi-teinte

Ces élections se sont transformées en référendum sur les deux premières de la présidence Trump, et le verdict fut clair. Une partie importante du peuple américain considère son administration comme une catastrophe, et a puni le Parti républicain pour avoir avancé une ligne politique de guerre de classe par en haut, de racisme, de sexisme et d’hystérie anti-immigration.

Alors que l’élection fut, selon les termes de nombreux journalistes, « une vague bleue »2, la vague n’a pas été aussi puissante que d’aucuns avaient anticipé ou espéré. Les Républicains ont préservé leur majorité au Sénat et gagné les élections locales dans des États importants tels que la Floride, la Géorgie et l’Ohio. Cela s’explique en partie par les efforts des Républicains de découper la carte électorale à leur avantage (une pratique désignée par le terme gerrymandering aux États-Unis) et de décourager la participation électorale de groupes fidèles aux Démocrates : les salariés et les pauvres, les immigrants, et surtout les Afro-Américains. Aux États-Unis, ce sont les États qui organisent la tenue des scrutins et chaque État définit ses propres règles pour les conditions de participation des électeurs. Durant la décennie passée, les Républicains ont utilisé leur position dominante dans les États pour faire passer des lois qui rendent le vote plus difficile pour beaucoup de personnes. Ils ont aussi attaqué de plein fouet les syndicats du secteur public, un pilier central de l’infrastructure financière et organisationnelle du Parti démocrate. On attribue souvent à ces lois les victoires marginales de Donald Trump contre Hillary Clinton en 2016 dans des swing states3 tels que le Wisconsin et le Michigan. Elles ont également aidé les Républicains à limiter leurs pertes lors des élections de mi-mandat de 2018.

Ces lois répressives et anti-démocratiques renforcent l’architecture foncièrement anti-majoritaire du système politique américain. Nos scrutins majoritaires à un tour où le gagnant remporte tout signifient que le nombre de voix qu’un parti reçoit à l’élection ne correspond pas au nombre de député.es qu’il a au parlement, une situation qui systématiquement favorise les Républicains au détriment des Démocrates. Pour comprendre comment cela fonctionne, il est utile de comparer les résultats de 2016 et ceux des dernières élections de mi-mandat. En 2016, les Républicains l’ont emporté avec une courte majorité des voix : 48,3 % contre 47,3 % pour les Démocrates. Mais malgré cette maigre avance en voix, les Républicains ont obtenu un nombre de sièges disproportionné : 241 contre 194, soit une majorité de 47 sièges. En 2018, les Démocrates ont recueilli un pourcentage de voix plus important – environ 53 % contre 44 %. Et pourtant, ils ont moins de sièges au total (235) et une majorité plus faible (+ 36) que les Républicains en 2016-2018. Cette « prime en sièges » se reflète souvent dans la composition des législatures des États comme le Michigan, où les Républicains continuent à détenir la majorité dans les deux chambres, bien que les Démocrates aient obtenu une majorité de voix.

Archaïsmes américains

Comme l’a remarqué le sociologue Dylan Riley, « ces déformations de type Ancien-régime4 du système politique américain sont devenues plus apparentes à mesure que la structure sociale sous-jacente a été transformée ». Un aspect de cette transformation est la redistribution de la population de la ruralité et l’intérieur de la nation vers un nombre relativement restreint d’agglomérations métropolitaines sur les côtes. Le résultat est que les Démocrates accumulent régulièrement de très grandes majorités dans et autour des grandes villes, tandis qu’un vote Républicain plus uniformément reparti sur le territoire (et politiquement construit) rapporte au Grand Old Party5 un nombre disproportionné de sièges. Cela signifie également que la compétition partisane a dans la pratique disparu de nombreux territoires, ce qui donne lieu à un grand nombre d’élections, primaires ou pas, non-disputées. Cela est un problème majeur pour la démocratie, pas seulement parce que les élections compétitives sont utiles en soi, mais parce que, comme l’a noté très justement le politiste E.E. Schattschneider, « les systèmes uni-partidaires ont fortement tendance à accorder le pouvoir politique à des gens qui ont déjà le pouvoir économique ».

L’explosion des inégalités économiques est, bien entendu, l’autre développement structurel important des quatre dernières décennies. L’économie du « gagnant qui rafle tout » permet aux ultra-riches d’investir une proportion importante de leur patrimoine dans la politique pour permettre au jeu de continuer et pour s’opposer aux moindres tentatives de redistribution. Des recherches récentes menées par les politistes Benjamin Page et Martin Gilnes ont abouti à cette conclusion remarquable : les Américains moyens ont essentiellement un niveau zéro d’influence indépendante sur la politique et les politiques publiques au niveau national. Les salariés obtiennent les politiques qu’ils souhaitent lorsque de celles-ci coïncident avec les préférences des riches – si les riches n’en veulent pas, elles n’ont pas beaucoup de chances d’être adoptées par le Congrès. Page et Gilens appellent ce régime « la démocratie par coïncidence », une caractérisation qui ne console pas celles et ceux qui à juste titre assimilons la démocratie avec le pouvoir du peuple.

Bernie for President !

Pour les socialistes américains, ces défis et obstacles n’ont rien de nouveau. Malgré les prétentions de l’Amérique d’être une démocratie, notre système politique a toujours été défini par le règne de la minorité et la frustration de la volonté populaire. Malgré ces défis, c’est actuellement la plus belle période pour le socialisme aux États-Unis depuis l’âge d’or du Socialist Party survenue voici déjà un siècle. La campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016, réussie de manière inattendue, a tiré la gauche américaine de la marginalité. En appelant à une « révolution politique » contre le pouvoir de la « classe des milliardaires », Sanders a exprimé les besoins et les frustrations de millions de personnes et contribué à la croissance d’organisations comme les Democratic Socialists of America (DSA), qui sont passés de 6 000 à 60 000 adhérents en un peu plus de deux ans.

Sanders se présente à nouveau pour 2020, et nous, les DSA, avons déjà décidé de soutenir sa campagne. Nous envisageons de mobiliser autant de ressources que nous le pouvons pour appuyer sa candidature, qui offre la possibilité d’élire pour la première fois une personne de gauche à la présidence des États-Unis. Sanders va passer l’année qui vient à parler à une audience de masse du besoin d’une couverture santé universelle ; d’un système robuste d’éducation publique, de la crèche à l’université ; d’une action déterminée pour éloigner la menace du changement climatique ; de l’augmentation du salaire minimum à un niveau digne et de la protection du droit des salariés à s’organiser ; d’une politique étrangère qui rompt avec le militarisme et les « interventions humanitaires » ; et du combat contre le racisme, le sexisme, et la xénophobie que Trump et le Parti républicain utilisent pour dresser les Américains les uns contre les autres et pour détourner la colère des vrais coupables : la classe des milliardaires.

La première candidature de Bernie a suscité les étapes initiales d’un processus de renaissance de la gauche américaine et poussé une nouvelle génération de personnes à se présenter à des charges électives en tant que socialistes. La croissance rapide des DSA et l’élection de personnalités comme Alexandria Ocasio-Cortez font partie des fruits de cette campagne. Sa seconde campagne a le potentiel d’approfondir ces tendances, même s’il ne gagne pas les primaires démocrates ou la course à la présidence. Elle fournit une occasion importante pour promouvoir l’organisation collective à une échelle de masse, car – comme Bernie lui-même le rappelle souvent à ses partisans – il ne lui sera pas possible de contester la domination de la classe des milliardaires tout seul, même avec les pouvoirs dont il disposera en tant que président des États-Unis d’Amérique. Son slogan de campagne est d’ailleurs : « Pas moi, nous ».

Poussée gréviste

C’est ici qu’intervient l’autre évolution majeure de la politique américaine : le retour modeste, mais incontestable, de la mobilisation sociale. Le mouvement syndical américain est embourbé depuis les années 1970 dans un déclin apparemment sans fin. Des changements économiques structurels, de concert avec une offensive patronale soutenue par le personnel politique, ont fait diminuer le taux de syndicalisation dans le privé d’environ 25 % à à peine 6,5 %. Les syndicats du public ont beaucoup mieux réussi à se maintenir, mais l’érosion des effectifs dans le privé les expose à des attaques politiques et judiciaires. Celles-ci ont atteint leur apogée l’année dernières avec l’arrêt Janus vs American Federation of State County and Municipal Employees de la Cour suprême, dans lequel la majorité conservatrice de la cour a imposé un régime connu sous le terme de right-to-work6 pour l’emploi public à travers les États-Unis. Cela signifie que l’appartenance à un syndicat dans le public est désormais totalement volontaire dans les cinquante États de l’Union, un coup dur porté contre la sécurité organisationnelle et financière des syndicats.

Toutes ces pressions, cependant, semblent avoir fini par ressusciter l’esprit combatif des salariés américains. Près de 400 000 salariés de l’éducation publique ont fait grève l’an dernier, avec à leur tête les courageux personnels de la Virginie Occidentale et d’autres États dominés par les Républicains où les grèves des salariés du public sont illégales. Il y a aussi eu un rebond des grèves parmi les salariés de la santé, les employés de l’hôtellerie, des télécommunications et même dans le secteur technologique, où des employés de Google se sont mis en grève contre le harcèlement sexuel et la collusion de la Big Tech avec le complexe militaro-industriel. Bien qu’il soit prématuré de parler d’une vague montante de grèves, les grévistes américains n’ont jamais été aussi nombreux depuis les années 1980.

La tâche des socialistes américains aujourd’hui est de combiner les deux sources principales de dynamisme politique dans le pays : la révolution politique initiée par Bernie Sanders et le renouveau de l’activisme syndical dans les lieux de travail. C’est notre devoir non seulement envers nous-mêmes et nos compatriotes, mais aussi envers tous ceux qui regardent vers les États-Unis comme une source d’espoir et d’inspiration pour la gauche à travers le monde.

Une Amérique socialiste ? Qui aurait pu penser, il y a dix ans, qu’une chose aussi fantastique devienne possible ?

Cet article de Chris Maisano, traduit par notre camarade Christakis Georgiou, a été publié dans le numéro 265 de Démocratie&Socialisme , la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

  1. Ndlr : Aux États-Unis, des primaires sont systématiquement organisées pour désigner les candidats des deux partis à toutes les charges électives.
  2. Ndlr : Aux États-Unis, le bleu est la couleur du Parti démocrate et le rouge celle du Parti républicain.
  3. Ndlr : États dont la majorité politique oscille souvent entre les deux partis.
  4. Ndlr : En français dans le texte.
  5. Ndlr : « Grand Vieux Parti » : désignation courante du Parti républicain.
  6. Ndlr : « Droit au travail », un terme qui désigne les États (en général du Sud et de l’Ouest des États-Unis) dans lesquels le droit du travail interdit toute obligation qui pourrait être faite à un.e salarié.e d’adhérer à un syndicat ou de payer des cotisations pour pouvoir bénéficier des accords collectifs signés

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