Recensement et classification «ethnique» (Tribune)
Nous reproduisons ici une tribune de Sophie Binet Secrétaire générale de la CGT et, Patrick Baudouin Président de la Ligue de l'Homme. Cette tribune est parue dans le journal Libération. A retrouver aussi sur le site de la Ligue des droits de l'Homme.
Le recensement ne doit pas contribuer à une classification «ethnique»
Demander, dans le questionnaire du recensement, le pays de naissance des parents quand ils sont nés à l’étranger, est inutile et dangereux dans une société déjà envahie par les préjugés.
Alors que les informations recueillies par le recensement changent rarement, l’Insee vient de soumettre une demande de modification du texte réglementaire du recensement de la population au Conseil d’État pour, revenant sur une position solidement établie, pouvoir demander le pays de naissance des parents lorsqu’ils sont nés à l’étranger. Pour la première fois, le recensement nous classerait, toutes et tous, selon un critère qui ne nous caractérise pas directement, mais qui fait référence à nos parents. Il ajouterait aux données qui nous sont personnelles d’âge, sexe, lieu de naissance, nationalité… le lieu de leur naissance, à eux !
La fonction première du recensement est de compter la population pour chaque collectivité locale.
Attiser des peurs
Avec les données qu’il recueille sur les personnes et les logements, il permet aussi d’apporter, jusqu’au niveau territorial le plus fin permis par le secret statistique, les informations de base utiles à la prise de nombreuses décisions (publiques ou privées, nationales ou pour un quartier) comme sur les équipements, les infrastructures, les services publics. Du fait d’un questionnaire qui est volontairement court, le recensement ne se prête pas à l’analyse de phénomènes plus complexes mais, avec ses données de base, il est indispensable pour construire de bonnes statistiques.
Parce que le recensement est une opération qui appartient en propre à l’Etat, ses classements font référence ; il «construit» des catégories qui définissent la perception qu’une société a d’elle- même. En établissant le lien entre chaque personne et la migration d’une génération antérieure comme un élément central de notre identité, il banaliserait une notion dangereuse. Nous ne voulons pas que le recensement contribue à une classification «ethnique» des personnes alors que le débat public est envahi par les préjugés, que l’on y stigmatise sans cesse celles et ceux qu’on considère «venir d’ailleurs», ne pas être «de souche».
Le comptage des origines étrangères de la population à des échelons territoriaux fins n’aurait pour premiers usages que de permettre d’en cibler les populations, de chercher à attiser des peurs, à manipuler l’opinion à l’occasion de «faits divers» qui se prêteraient aux discours de rejet et d’exclusion.
Nous affirmons que pour lutter contre les discriminations subies par les descendant·e·s d’immigré·e·s, l’ajout n’est ni pertinent ni nécessaire. Il est inutile et dangereux.
Nous ne voulons pas de cette question dans le recensement, ni dans des fichiers administratifs, mais il en va autrement pour les enquêtes par sondage de la Statistique publique : la question y est régulièrement posée. Ces enquêtes fournissent des analyses pertinentes des inégalités et des discriminations parce qu’elles peuvent mettre en relation ces origines géographiques parentales avec les origines sociales, les parcours d’éducation, la date d’arrivée en France, et bien d’autres informations, ce que le questionnaire du recensement ne peut pas faire. Avec ces enquêtes, et aussi avec les testings et observations de terrain, il est possible de mettre en évidence les divers facteurs des discriminations et où ils opèrent. Ces enquêtes sont indispensables et nous les soutenons.
Débat public
La réponse au recensement a toujours été obligatoire. Pourtant, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, consultée, a demandé qu’il soit facultatif de répondre à cette nouvelle question, et que les personnes recensées en soient clairement informées. C’est une première, et cela montre bien que la question est «sensible», mais cela ne répond pas à notre alerte qui va au-delà.
Alors que la même question avait été refusée en 2010 après discussions dans les instances de concertation, aucun débat public n’a eu lieu récemment. Ce débat public est nécessaire pour permettre de faire valoir les arguments. Ainsi, si nous partageons avec la Défenseure des droits le combat contre les discriminations racistes et la détermination de voir mises en place des politiques publiques efficaces, nous ne partageons pas son soutien à cette nouvelle question dans le recensement. En tant qu’actrices et acteurs de la société civile, nous déplorons la faiblesse des politiques qui s’attaquent aux discriminations. L’apport très important de connaissances qui existe déjà, issu de la statistique publique et des études de terrain, permet d’en estimer l’ampleur. Ces données peuvent être mobilisées pour un débat public de qualité sur les actions à entreprendre. Alors n’allons pas, avec la modification du questionnaire du recensement au fort potentiel de stigmatisation, à contresens de ce qui est nécessaire.