« Le monde selon K. »
L’intérêt du dernier livre de Pierre Péan réside
dans la façon dont il retrace le parcours
politique et médiatique (sans doute un
pléonasme) de Bernard Kouchner mais
aussi dans les réactions qu’il suscite aussi
bien de la part des grands médias que de
Kouchner lui-même. Ces réactions, en effet,
se limitent le plus souvent à la critique du
dernier chapitre du livre de Pierre Péan «
L’Afrique, le fric… » et à celui intitulé « La
Reine Christine ».
Les jugements portés, les faits rapportés
dans ces deux chapitres ne sont certes pas
anodins.
Le mélange des genres (niés par Kouchner)
entre la casquette publique de celui que
Raffarin (alors Premier ministre) avait fait
nommer président d’un organisme public «
Esther » et la casquette privée de « consultant
» n’est pas du meilleur effet. Pierre
Péan n’hésite pas à mettre les points sur les
« i » : « Désormais, Bernard Kouchner rencontra
les décideurs en matière de santé
publique des pays du Sud, essentiellement
en Afriques, au double titre de patron
d’Esther, de qui les ministres des pays visités
espèrent des subventions, et de patron
d’une société de consultants à laquelle ils
sont susceptibles de confier des missions
plus ou moins indispensables, plus ou
moins lucratives ».
Pour Pierre Péan, la nomination d’un ami
de Bernard Kouchner, Eric Darbon, comme
ambassadeur extraordinaire à Monaco
n’est pas, non plus, sans poser quelques
problèmes. D’autant, qu’une fois nommé à
ce poste, Danon continuera à tout faire
pour recouvrer les factures impayées à la
société Imeda. Société qu’il dirigeait et
dont Bernard Kouchner « a lui-même, écrit
Pierre Péan, favorisé ces contrats et exécuté
certaines des prestations ». Finalement
Eric Danon obtiendra que le Gabon verse
les 403 500 euros restant dus à Imeda mais
Nicolas Sarkozy le débarquera de son
poste d’ambassadeur.
Pourtant, Pierre Péan le reconnaît volontiers
« Bernard Kouchner n’a pas toujours
été un homme intéressé ».
Le chapitre mettant en scène l’épouse de
Bernard Kouchner, Christine Ockrent (« la
Reine Christine ») rappelle qu’elle fut, en
février 2008, nommée directrice générale
de « France Monde », une holding regroupant
les participations de l’Etat dans les différentes
chaînes de radio et de télévision
internationales, et élevée, à la demande du
quai d’Orsay, au rang d’officier de la
Légion d’honneur lors de la promotion de
juillet 2007.
Une « Reine Christine » qui, estime Pierre
Péan, avait foulé aux pieds les règles du
Service public et la charte des devoirs professionnels
des journalistes français en faisant
des « ménages » (animation du Forum
des retraités, organisé par la Caisse des
dépôts à Bordeaux en octobre 2007, animation
de l’université d’été du Medef en
août de la même année…) alors qu’elle
était journaliste à France 3. Des « ménages
» particulièrement lucratifs puisque Pierre
Péan révèle que l’agence qui s’occupait
d’elle il y a quelques années « facturait 18
000 euros l’animation d’une réunion d’une
demi-journée ».
Une « Reine Christine » qui, estime encore
Pierre Péan, n’hésite pas, depuis sa nomination
à la tête de « France Monde », à
licencier journalistes ou salariés lorsqu’ils «
ne partagent pas ou se refusent à propager
sans discernement la vision du mondes des
hôtes du quai d’Orsay ». La liste de ces
licenciements est longue : Richard
Labérière, Grégoire Deniau, Ulysse Gosset,
Frédéric Domont, Hugues Bocquillon,
Wahib Abou Wassil, Philippe Beauvillard,
Mohammad Ben Djabour, Catherine Calvet
ou Daniel Albercini.
Pourtant, ces chapitres ne sont que la pointe
émergée de l’iceberg. Pierre Péan a émis
ces jugements les plus sévères dans les chapitres
précédents. Curieusement, ces chapitres
n’ont entraîné à peu prés aucune
réaction des principaux médias ou de
Kouchner lui-même.
Au cours de ces chapitres, Pierre Péan suit
Bernard Kouchner pas à pas. Du Biafra en
1967 à sa campagne belliciste contre l’Iran
en 2008. En passant par le soutien à la première
intervention contre l’Irak en 1991,
Sarajevo en 1992, la Somalie (et le fameux
sac de riz) en 1993, le Rwanda en 1994, le
rapport sur la Birmanie en 1995 qui disculpe
presqu’entièrement Total de l’accusation
d’avoir profité du travail forcé des populations
locales, le bombardement de la
Serbie et du Kosovo en 1999, le « proconsulat
» au Kosovo de juillet 1999 à janvier
2001, le soutien à l’invasion de l’Irak en
2003, le Darfour en 2005, l’action pour le
renforcement des liens entre l’Union
Européenne et Israël qui, selon le Président
de l’Association France Palestine, Bernard
Ravenel, donnera « des gages supplémentaires
à l’intensification de l’occupation, au
siège imposé à la population de la bande
de Gaza» et doit-on maintenant ajouter, au
massacre de 1400 Palestiniens au cours de
l’opération « Plomb durci ».
« Le monde selon K » dissèque la dérive de
Bernard Kouchner : du moraliste de
Médecins sans Frontières au néoconservateur,
au « néocon » que la couverture du
livre montre, gonflé d’affectueuse admiration,
dans les bras de Georges W. Bush.
Pierre Péan reproche à Kouchner de privilégier
« l’affect, l’émotionnel, terrain
d’élection d’une politique de l’instant, partisane
et souvent belliqueuse » et de le faire
sans vraiment beaucoup de scrupules. En
affirmant, par exemple, le 25 juin 1999
que « 11 000 Kosovars ont été exhumés des
fosses communes ». « Information » que le
Tribunal de la Haye démentait dans la journée.
Pierre Péan le souligne, le rapport de
l’Onu établi par la procureur Carla del
Ponte révélera, dans la plus grande discrétion
d’ailleurs, que les atrocités commises
par les Serbes au Kosovo n’étaient que des
affabulations. Mais ces affabulations
avaient, estime Pierre Péan, contribué à
justifier les 58 574 missions aériennes
effectuées en 78 jours sur la Serbie et le
Kosovo.
L’auteur reproche également à K. de choisir
« ses » victimes et non pas toutes les victimes
: les Biafrais, les Kurdes, les chrétiens
libanais, les Erythréens, les Tutsis rwandais,
les rebelles du Sud-Soudan, les Kosovars…
Kouchner opère, en effet, un tri parmi les
victimes de Saddam Hussein : il choisit les
Kurdes et n’a pas un mot en faveur des
Chiites massacrés par milliers.
De même, estime toujours Pierre Péan,
Bernard Kouchner a-t-il décidé que les
seuls assassins au Rwanda étaient les
Hutus et se refuse à voir les massacres perpétrés
par les Tutsis, sous la direction de
celui qu’il considère comme son ami, Paul
Kagame, dirigeant des FPR et président de
la République rwandaise depuis 2000.
Pierre Péan cite Diana Johnson (18 juin
2007 sur le site Mondialisation.ca) et sa
stigmatisation de la partialité de Kouchner
au Kosovo : « Comme dictateur du Kosovo
du 2 juillet 1999 à janvier 2001, Kouchner
a montré la nature de son humanisme (…)
Il a permis que la province tombe encore
plus aux mains de clans armés et de gangsters
qui terrorisent depuis les non-Albanais
en toute impunité » Et Pierre Péan souligne
« Kouchner n’aura pas réagi avec beaucoup
d’ardeur aux massacres et à l’épuration
ethnique des Serbes au Kosovo par la majorité
qui avait sa faveur et celle des Etats-Unis ».
Pierre Péan accuse également
Bernard Kouchner d’épouser,
presque systématiquement, les
combats de Washington.
« Pendant que Kouchner gérait
civilement le Kosovo, écrit-il, les
Américains y construisaient pour
leur part la plus grande base de
l’Otan, le camp Bondsteel. »
Et, à part le Biafra où l’action de
Bernard Kouchner s’inscrivait
dans la politique de désinformation
de la « Françafrique » (celle
de Jacques Foccart et de ses
réseaux), ses interventions bellicistes,
son emploi souvent abusif
du mot « génocide » et les campagnes
médiatiques qui s’en suivaient
se sont toujours situées du
côté des Etats-Unis. Ses campagnes
pour des « guerres justes »
et le « droit d’ingérence humanitaire
» justifieront les pires aventures
impérialistes au nom du
bien-fondé des « guerres préventives
», dont celle contre les «
armes de destruction massive » de
l’Irak reste, à ce jour, le plus
sinistre exemple.
La dérive de Kouchner trouve,
pour Pierre Péan, son parachèvement
dans l’attaque du ministre
des Affaires étrangères de Nicolas
Sarkozy contre Rama Yade dans le
Parisien du 10 décembre 2008 : «
Je pense que j’ai eu tort de
demander un secrétariat aux
Droits de l’homme. C’est une
erreur. Car il y a contradiction
permanent entre les droits de
l’homme et la politique étrangère
d’un Etat, même en France ».
Pierre Péan souligne la particulière
inélégance de cette attaque
mais considère qu’ « elle révèle
surtout le double langage d’un
homme qui a bâti toute sa carrière
et sa popularité sur la notion de
primauté de la morale sur la politique,
et des droits de l’homme
sur la raison d’Etat. »
La conclusion du livre de Pierre
Péan n’étonnera donc certainement
aucun de ses lecteurs : « A
force de renoncements, l’ancien
bénévole de Médecins sans frontières
aura fait une victime de ce
qui lui était le plus cher : l’image
qu’il voulait donner de lui-même
et à laquelle il sera, à ce train, le
dernier à croire ».
Jean-Jacques Chavigné
Pierre Péan : « Le monde selon
K. » Fayard. 19 euros.