GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Auto-entreprise: rêve de Macron, cauchemar des salariés

Ces derniers mois, les décisions de justice requalifiant des « indépendants » travaillant pour différentes plateformes de l’économie dite « collaborative » en salariés dotés de droits sociaux se sont multipliées (*) . Mais l’actualité dramatique, marquée par la mort accidentelle de deux « auto-entrepreneurs » en janvier, nous rappelle que même les sentences judiciaires les plus fondées sont bien peu de chose si la volonté politique fait défaut.

Macron, c’est la « France startup », une grande société low cost avec des institutions light. C’était écrit dans son livre intitulé Révolution : une « société post salariale », « sans statut ». Sur le coup, les électeurs n’ont pas bien saisi le vrai sens de ce projet, et, dans le Grand débat, Macron se garde d’en parler, ce qui ne l’empêche pas de clamer qu’il ira « jusqu’au bout » et même qu’il va « accélérer » cette « révolution ».

L’« auto-entrepreneuriat » vient de loin : cela fait dix ans qu’il a été inventé. Conçu par les ultra-libéraux, par Alain Madelin et Hervé Novelli, c’est le droit de s’exploiter soi-même à bas prix. L’auto-entreprise, c’est le monde de Mad Max : l’auto exploitation sans frein.

Flexibilité maximale

Dès 2015, Macron avait œuvré à remplacer le contrat de travail par des contrats commerciaux. « Je le dis aux jeunes : ne cherchez pas des patrons, cherchez des clients », pérorait alors le fringant ministre de Hollande. C’était le retour des besogneux du XIXe siècle. Des journaliers, des tâcherons, des loueurs de bras. Pour faire moderne, on les appelle startupers, développeurs, incubateurs, programmeurs, auto-entrepreneurs (AE), mais ce pseudo-statut archaïque nous ramène avant même les prémisses du mouvement ouvrier.

Les AE voituriers d’Uber sont « souples » – comprenez, flexibles. Ils peuvent conduire 14 h par jour et 100 heures par semaine, sans même toucher le Smic, et ils paient tout : le véhicule, l’assurance, les accidents, les 25 % de commission à Uber. À tel point qu’il ne leur reste rien pour leurs congés, leurs arrêts maladie ou leur retraite.

Ce nivelage vers le bas touche tous les secteurs. Ainsi les pilotes et hôtesses de Ryan Air sont des AE, tout comme des professeurs de boîtes de cours du soir, des nounous, des femmes de ménage, des fabricants de sandwichs dans des chaînes de restauration, des informaticiens, des tailleurs de pierre dans le bâtiment et les célèbres « pédaleurs » de Deliveroo qui livrent les pizzas en des délais records.

Ils n’ont même pas à « traverser la rue », ils s’inscrivent directement en ligne et le paiement des cotisations sociales, des impôts et taxes est regroupé dans un impôt unique et proportionnel au chiffre d’affaires. Il leur faut seulement respecter les plafonds de chiffre d’affaires définis pour la micro-entreprise, c’est-à-dire 70 000 euros par an maximum pour les activités de services, et 170 000 pour la vente de marchandises.

Il existe 1,18 million d’AE sur le papier. Mais 39 % sont « bidon » et seulement 61 % existent dans les faits, soit 729 000. Moyenne de chiffre d’affaires : 1200 euros par mois. Sur ce chiffre d’affaires, le revenu médian mensuel est de 250 euros. 25 % touchent moins de 70 euros. Seuls 10 % dépassent les 1 160 euros.

Réalité de l’auto-entrepreuneriat

Du coup, la protection sociale est hyper réduite. Cet état de fait permet aux grandes entreprises d’utiliser ces micro-entrepreneurs sans avoir à les gérer. Les questions d’horaires de travail, de droit aux congés, de formation, de chômage sont désormais à la charge du travailleur « indépendant ».

Il leur suffit de tomber malades pour comprendre. « Je me suis cassé la main dans une chute en vélo en livrant une pizza, je me suis aperçu que j’étais très insuffisamment couvert, ça m’a coûté 6 000 euros, pas à Deliveroo mais de ma poche », peut-on entendre. Certes les jeunes ne pensent pas forcément à l’accident ni à leur retraite, mais, s’ils ne sont pas obligés de cotiser, quand ça arrive, il est trop tard. Pour compenser le pillage qui est au fondement même d’un contrat commercial Uber, il faut travailler plus longtemps, plus durement.

Drame de la sous-traitance

C’est comme cela qu’un ouvrier a été conduit à bosser le 3 janvier 2019 dans les Yvelines, alors qu’il avait 68 ans. C’est même le préfet qui l’a indirectement embauché « dans le cadre d’un statut d’auto-entrepreneur sous-traitant de l’entreprise » chargée de l’entretien de la Préfecture de Versailles. « Cette société avait un contrat avec la préfecture pour le nettoyage des chenaux, précise le directeur de cabinet du préfet Thierry Laurent. La victime était précisément chargée de nettoyer les gouttières ». Le vieil homme, AE de 68 ans, travaillait seul en hauteur ; il est tombé du 3e étage. Les secours, arrivés trop tard, ont juste pu cacher le corps avec des bâches en attendant l’enquête.

Tout employeur donneur d’ordre imposant un travail au-delà des limites physiques, isolé, sans l’ensemble des moyens que la technologie permet pour alléger et sécuriser la tâche, et conduisant à un accident mortel, peut être condamné lourdement pour « faute inexcusable ». Mais là, c’était un auto-employeur...

Même tragédie avec ce jeune de 18 ans, Franck Page.

Mourir à 18 ans pour Uber

Il avait tout l’avenir devant lui. À quoi pensait-il, juché sur son vélo, ce jeudi 17  janvier ? À la danse, à son cours d’éco ? À 18 ans, il était passionné de hip-hop et de break dance, ses amis disaient de lui qu’il était un prodige dans ces disciplines. Il était d’origine ivoirienne, habitait Marmande, faisait ses études d’économie à l’Université de Bordeaux. Pour financer ses études, il travaillait pour le compte de Uber Eats, c’est-à-dire qu’il livrait des repas, payé à la course. Alors qu’il aurait dû être dans un amphi avec une allocation d’étude. Plutôt que d’étudier, il lui fallait pédaler vite, afin d’assurer l’horaire pour que le client mange chaud. Faut il mettre en danger des jeunes étudiants en vélo pour livrer des pizzas à grande vitesse ?

À 13 h 40, à la hauteur de la bretelle d’entrée de l’A 360, dans le sens extérieur de l’échangeur 14 à Pessac Saige-Ladonne, il a été percuté par un camion et est décédé dans l’accident. Le conducteur, un Girondin de 47 ans, ne s’est pas rendu compte du choc et a poursuivi sa course, en le traînant sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à l’entrée de la rocade avant d’être interpellé par un autre conducteur de poids lourd, témoin de la scène, et de s’arrêter.

Les coursiers à vélo sont très souvent victimes d’accidents, rappelle Arthur Hay, de la CGT des coursiers à vélo de Bordeaux. « Nous en avons tous plusieurs par an, heureusement moins graves, mais nous sommes très vulnérables ». Le syndicaliste souligne l’absence de formation aux règles de sécurité, ainsi que la rémunération à la course. « Il faut aller vite, on n’a pas le choix. Si tu respectes le code de la route, tu ne t’en sors pas ».

Quel droit va s’appliquer ? Il est auto-entrepreneur, pas salarié. Ce n’est pas un accident mortel de travail, mais un accident de la route !

Résistances et fuite en avant

Heureusement, des décisions de justice ont été prises contre Uber, en Espagne, en Californie, ou à Londres, et la justice néerlandaise vient de reconnaître à son tour que les livreurs Deliveroo ne sont pas des travailleurs indépendants, mais doivent être considérés comme des salariés.

En France aussi, Uber a perdu plusieurs procès : la Cour d’appel de Paris, le 3 décembre 2018, vient de les condamner. Les juges reconnaissent aisément qu’il existe un « lien de subordination juridique permanent » entre les donneurs d’ordre et les AE. Le Medef a essayé d’argumenter qu’il s’agit d’une « soumission librement consentie », et non pas d’une « subordination juridique ». Rien n’y fait, les juges requalifient quand même les contrats, les accidents : ils peuvent pour cela s’appuyer sur le droit du travail mondial de l’OIT ou européen de l’UE. Mais ces victoires de la jurisprudence ne suffisent pas, il faut que la loi prenne le relais de ces décisions de justice.

Macron et ses épigones n’ont pas du tout l’intention d’aller dans ce sens, au contraire : le député LREM Aurélien Taché vient tout juste de proposer une nouvelle loi, fêtant les dix ans des AE en rendant « universel » ce régime « pour tous les actifs » !

« En cas de cessation d’activité, les AE n’auront pas droit au chômage, mais selon les promesses électorales de Macron ils pourront toucher 800 euros par mois pendant six mois. À des conditions d’accès très restrictives : il faudra avoir travaillé au moins deux ans avec au minimum 10 000 euros de revenus, et être placé en redressement ou liquidation judiciaire. »

Aurélien Taché, poursuit : « Je ne fais pas partie de ceux qui veulent sacraliser le travail salarié (sic). Le travail indépendant est une forme de liberté, de progrès ». Le député macronien persiste et signe. « Je ne suis pas favorable au versement de cotisations par le donneur d’ordre ou les plateformes. Je soutiens plutôt l’idée d’un régime universel, payé par l’impôt, qui assurerait un socle minimum de protection, auquel s’ajouteraient des cotisations du micro-entrepreneur pour accéder à une mutuelle, se couvrir contre tel ou tel risque. [...] L’intérêt d’avoir un système universel est de pouvoir passer d’un statut à l’autre, ce qui deviendra de plus en plus courant dans le futur. »

Ces cotisations volontaires seraient librement choisies par les intéressés eux-mêmes au niveau souhaité. Vous cotisez peu si vous le voulez quand vous êtes jeunes, mais si, plus tard,vous n’avez pas assez de retraite, eh bien, vous travaillerez sur les toits à l’âge de 68 ans !

Ce système macronien pousse jusqu’au bout l’individualisation, la déstructuration de toute sécurité sociale collective. La « révolution » prônée par Macron est bel et bien une contre-révolution.

(*) Cet article de notre camarade Gérard Filoche (Démocratie&Socialisme n°262) est antérieur au report, annoncé le 11 mars, de la décision des prud'hommes de Paris concernant le litige qui oppose 9 chauffeurs de VTC à Uber.

 

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