GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Antiracisme

Persistance des préjugés raciaux

Nous reproduisons ici un extrait du dossier du numéro de l'été 2020 de Démocratie&Socialisme.

Persistance des préjugés raciaux de la colonisation et de l'esclavage

Les Indiens et les Noirs aux États-Unis

Les descendants d’immigrants d’origine européenne, peuplant majoritairement les États-Unis d’Amérique ont « réglé » à leur façon « le problème indien ». Précédant le travail de nombreux historiens, Helen Hunt Jackson, femme d’un général de l’armée des États-Unis, avait rapporté dans Un siècle de déshonneur[1], écrit en 1880, les méthodes quasi génocidaires qui furent alors employées.

La victoire des États du nord, lors de la guerre de Sécession, abolit l’esclavage, même si ce n’était pas, à l’origine, l’intention d’Abraham Lincoln. Ce fut une grande victoire pour l’humanité. Cette victoire permit, aussi, aux industriels du nord des États-Unis de disposer d’une main d’œuvre plus importante, discriminée, stigmatisée, soumise à de nombreuses violences et très bon marché.

Les États du sud des États-Unis mirent en place, à partir de 1876, les lois Jim Crow qui instaurèrent un régime de séparation rigoureuse entre Blancs et Noirs Ils imposèrent, notamment avec l’aide du Ku Klux Klan, le règne de la suprématie blanche. Ce système de ségrégation avait été légitimé par la Cour suprême en 1896 qui élabora, à cette occasion, la doctrine « séparés mais égaux », un mélange de racisme biologique, de racisme différentialiste et de justifications puisées dans l’Ancien Testament. Les lois Jim Crow servirent de modèle à l’Afrique du Sud et à son régime d’apartheid.

Il faudra attendre les années 1960 pour que les Noirs américains imposent, à la suite d’une longue et de plus en plus massive mobilisation pour les droits civiques, la fin de la ségrégation juridique. Cependant, malgré le développement d’une bourgeoisie noire, l’existence de la grande majorité des Noirs reste toujours sous le signe de la discrimination. Le revenu médian annuel moyen est de 61 394 dollars pour une personne blanche, mais de 36 544 seulement pour une personne noire. Le taux de chômage calculé selon la méthode du Bureau international du travail (pourtant loin de traduire la grande précarité des salariés noirs) est de 6,9 % pour les Noirs et de 3,7 % pour les Blancs. La mortalité infantile est de 10,9 ‰ pour les Noirs et de 4,9 ‰ pour les Blancs. Le taux d’incarcération pour 100 000 personnes était, en 2015, de 1 408 pour les Noirs et de 275 pour les Blancs[2].

L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis n’a bien sûr fait qu’aggraver la situation. Le groupe Black Lives Matter (« les vies noires comptent »), créé en 2013, organise une partie de plus en plus importante de la population noire, pour lui permettre de faire face à aux violences policières, très rarement sanctionnées. La mobilisation de centaines de milliers de personnes contre le meurtre de George Floyd est un tournant dans la lutte contre le racisme et les meurtres commis impunément par la police, tout comme l’avait été dans les années 1960 la lutte contre la discrimination raciale, dont Martin Luther King était le dirigeant le plus connu.

L’abolition de l’esclavage dans les possessions françaises

L’esclavage n’a pas réellement été aboli par le décret pris par la Convention le 4 février 1794. Ce décret n’a été suivi que d’effets limités. L’esclavage n’a été aboli que là où le rapport de forces l’a imposé. Ce fut le cas à Saint-Domingue, en 1798, grâce à la révolte des esclaves dirigée par le « Jacobin noir » François-Dominique Toussaint Louverture. En revanche, à la Réunion, les colons refusèrent d’appliquer le décret de la convention. Le Premier consul Napoléon Bonaparte mit un terme à cette situation scandaleuse aux yeux des colons propriétaires en rétablissant l’esclavage dans les colonies françaises en 1802. Il a fallu attendre une nouvelle révolution en France, celle de 1848, pour que l’esclavage soit de nouveau légalement aboli. Mais là encore, comme le souligne Thomas Piketty : « Au Royaume-Uni comme en France, l’abolition de l’esclavage s’est à chaque fois accompagnée d’une indemnisation des propriétaires par le Trésor public »[3]. Quant aux anciens esclaves, ils se virent imposer le travail forcé dans le cadre de contrat de travail à long terme, obligatoires sous peine d’arrestation pour « vagabondage »...

Le journaliste Albert Londres écrivait, presque un siècle plus tard, en 1929 : « L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe », et il ajoutait : « Angleterre, France, Italie, Espagne, Belgique, Portugal envoient leurs représentants à la tribune de leur Chambre. Ils disent : “ L’esclavage est supprimé, nos lois en font foi”. Officiellement, oui. En fait, non ! [...] Quand les nations d’Europe ont supprimé la traite (officiellement), ont-elles du même coup supprimé les esclaves ? Les esclaves sont restés où ils étaient, c’est-à-dire chez leurs acheteurs. Ils ont simplement changé de nom : de captifs de traite, ils sont devenus captifs de case. [...] Les maîtres n’ont plus le droit de les vendre. Ils les échangent. Surtout, ils leur font faire des fils. L’esclave ne s’achète plus, il se reproduit. C’est la couveuse à domicile ».

 Le legs de la colonisation

Le déterminisme biologique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle avait une valeur inestimable pour les capitalistes européens. Il permettait de légitimer le colonialisme. Les « races inférieures » n’avaient aucune possibilité d’atteindre LA civilisation. Mais LA civilisation pouvait lui apporter ses bienfaits. Puisqu’il y avait des races inférieures et que la « science » l’affirmait, il fallait en tirer toutes les conclusions. Et ces conclusions correspondaient parfaitement aux nécessités du capitaliste de cette époque. Dans chaque État occidental, le capitalisme avait une soif inextinguible de matières premières à bon marché, qu’il voulait à son entière disposition, protégées des convoitises des impérialismes concurrents, extraites et transportées par une main-d’œuvre que le travail forcé rendait quasi gratuite. Un capitalisme qui avait, aussi et avant tout, besoin d’exporter les capitaux qu’il n’arrivait plus à valoriser dans des espaces devenus trop étroits, qu’il s’agisse de la France, du Royaume-Uni ou de l’Allemagne.

Le déterminisme biologique présentait un énorme avantage pour les républicains, tels Jules Ferry, partisans de la colonisation. Ce déterminisme leur permettait de ne pas se retrouver en contradiction avec leurs principes. Tous les êtres humains (ou plutôt les hommes) des races supérieures étaient toujours bien égaux en droit, mais cette égalité n’avait aucun sens lorsqu’il s’agissait de races inférieures. La « Nature » en avait décidé ainsi : il était donc possible de coloniser à tour de bras tout en respectant la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

Les « zoos humains », exhibant des êtres humains, furent l’illustration la plus indécente de cette vision de l’humanité. En 1889, Paris célébrait les cent ans de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’Homme mais, avec la tour Eiffel, la principale attraction de cette célébration était le « village nègre », un « zoo humain » qui exposait 400 Africains, comme s’il s’agissait de girafes ou de chimpanzés. En France, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Belgique, aux États-Unis, au Japon, des dizaines de millions de personnes ont visité ces « zoos humains » entre 1870 et 1940. À Bruxelles, en 1897, on pouvait lire sur un panneau : « Ne pas donner à manger aux Congolais, ils sont nourris » !

Ces « zoos » ont apporté une importante contribution à la cristallisation de préjugés populaires que les vulgarisations répétées du déterminisme biologique (dans la presse, les cartes postales qui se multipliaient avec l’invention de la photographie...) avaient déjà commencé à mettre à la portée de tous les milieux sociaux. Il n’était pas difficile, à la vue de tels « zoos humains » de comprendre où était le pouvoir et où était le savoir. Mais ces exhibitions n’étaient que la forme la plus odieuse de la diffusion de l’idéologie du déterminisme biologique et de la justification qu’elle apportait à l’entreprise coloniale.

L’École jouait également son rôle lorsqu’elle enseignait aux enfants la hiérarchie des races (blanche, noire, jaune et rouge) dont le sommet était la race blanche. Les Églises, dont les missionnaires précédaient ou accompagnaient les expéditions des armées coloniales, participèrent, avec leurs propres objectifs (sauver des âmes...), à la justification du colonialisme et de la vision du monde qu’il véhiculait.

La littérature joua, elle aussi, son rôle dans la diffusion de l’idéologie raciste et colonialiste. La France n’eut pas son Rudyard Kipling, et dans sa très grande majorité, le roman colonial français tenait plutôt, selon Jean-Marie Seillan[4] de la « paralittérature ». Il précisait : « Cette littérature a popularisé les thèses des théoriciens français de l’inégalité biologique des races humaines (Gobineau, Vacher de Lapouge, Gustave Le Bon, etc.) ; elle a illustré, comme le feraient des travaux pratiques fictionnels, la supériorité de la race blanche, de sa science positive et de sa technique sur les autres peuples du monde. [...] Elle a vite glissé vers la propagande au service des lobbies colonialistes et vers les facilités discursives du roman à thèse, alors à la mode. » Ces romans eurent des dizaines de milliers de lecteurs. La bande dessinée ne fut pas en reste avec, parmi les plus connues : en 1912, Tarzan seigneur de la jungle d’Edgar Rice Burrough et, en 1931, le fameux Tintin au Congo d’Hergé.

Le cinéma fut, lui aussi, un instrument redoutable de justification de propagation de l’idéologie raciste et de justification de la colonisation. Ce fut le cas, bien évidemment, des actualités cinématographiques, des films réalisés sous la direction du ministère des Colonies, créé en 1894. Mais les réalisations de l’industrie cinématographique propagèrent cette même vision du monde, avec une toute autre efficacité, au moyen de films tels que Chez les buveurs de sang (1930), L’Atlantide de Pabst (1932), Pépé le Moko de Julien Duvivier (1936), Les hommes sans nom (1937), Kaïma, danseuse Ouled Nail (1953)... Les westerns venus d’Amérique, très prisés en Europe également, contribuèrent à renforcer cette vision raciale du monde. Il fallut attendre 1964 et Les Cheyennes de John Ford (même si ce film avait eu quelques courageux précédents) pour que la figure de l’Indien cesse d’être systématiquement négative dans les westerns.

Il ne faut pas non plus oublier les magazines, tels L’Illustration, Le Petit journal ou Le Journal des voyages qui héroïsaient « les grands explorateurs » (René Caillé, Henri Morton Stanley...) aussi bien que « les grands colonisateurs » (Lyautey, Faidherbe, Savorgan de Brazza, Marchand...). La publicité et ses « Y’a bon Banania ! » apportèrent, elles aussi leur eau à ce moulin raciste. Enfin, les peintres « orientalistes », tels Jean-Léon Gérôme, Giulio Rosati, David Roberts... pour qui l’Orient était un monde au temps figé, dans lequel le travail et l’histoire n’avaient pas leur place, apportèrent à leur tour leur contribution à la construction de cet imaginaire.

La persistance de la réalité sociale et psychologique des faits de race

Colette Guillaumin dans L’Idéologie raciste[5] en tira des conclusions, dans les années 1970. Ces conclusions sont toujours aussi valables aujourd’hui : « On ne peut détruire en quelques décennies un système perceptif et axiologique qui a commandé la pensée et la culture pendant plus d’un siècle. Sur le plan inconscient, la forme et le fondement biologique qui sont attribués aux conditions culturelles sont restés prégnants et dominent notre conception du monde ». Elle ajoutait : « Si la race n’existe pas, cela n’en détruit pas pour autant la réalité sociale et psychologique des faits de race ».

Les immigrations italienne, espagnole, polonaise, portugaise ou arménienne avaient, à leur arrivée, subi les mêmes discriminations et avaient été l’objet des même discours les prétendant « inassimilables » par la société française. Discours et discriminations qui conduisirent au lynchage d’immigrants italiens, en 1893, à Aigues-Mortes : au moins huit morts et des dizaines d’autre personnes blessées, à coups de bâton, de pierres et même à coups de fusil. Mais les descendants de ces premières vagues d’immigrants n’ont pas eu à subir les mêmes discours et les mêmes discriminations. Le cas des enfants d’immigrés venus du Maghreb ou de l’Afrique sub-saharienne est très différent. Ils restent assignés à l’appellation aberrante d’immigrés de la « deuxième ou de la troisième génération ». La xénophobie qui s’abattait sur les immigrés d’origine européenne n’était pas aussi profondément ancrée que le racisme qui frappe toujours les descendants d’immigrés extra-européens.

Les représentations racistes étaient beaucoup plus profondément enracinées par l’idéologie qui accompagnait et cherchait à justifier la colonisation ou l’esclavage à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Réunion… Comment expliquer autrement que par la persistance de cet imaginaire le drame des « enfants de la Creuse » ? Au moins 2 150 enfants réunionnais ont été déportés vers 64 départements métropolitains, entre 1963 et 1982, le plus souvent sans le consentement de leurs parents, pour repeupler ces départements touchés par l’exode rural.

[1]. Helen Hunt Jackson, Un siècle de déshonneur, 10/18, 1972.

[2]. Aldon Morris (professeur de sociologie à l’Université de Chicago ), « Le combat continue », revue Histoire n° 445, mars 2018.

[3]. Thomas Piketty, « Face à notre passé colonial et esclavagiste « affronter le racisme, réparer l’histoire », Le Monde, 11 juin 2020.

[4] Jean-Marie Seillan (professeur à l’Université de Nice-Sophia Antipolis), « La (para)littérature (pré)coloniale à la fin du XIXe siècle, Romantisme n° 139 (2008/1) [« Le fait colonial »], p. 33-45.

[5] Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit.

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