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Cachin et Frossard au pays des soviets (Tours 1920 #6)

Dans nombre d’ouvrages, le voyage de Frossard et de Cachin en Russie révolutionnaire, en juin-juillet 1920, fait figure de point de bascule mélodramatique. Il est vrai que le ralliement à « Moscou » du secrétaire général de la SFIO et du directeur de L’Humanité semblait rendre inévitable la victoire des partisans de l’adhésion dans les rangs socialistes.

Voir dans l’adhésion « personnelle » des deux ténors socialistes l’élément déclencheur de la scission est toutefois réducteur. En effet, le Comité de la IIIe Internationale (C3I) se targue d’avoir déjà derrière lui la majorité des adhérents et considère que cette situation de fait, prévalant dès le congrès de février 1920, a été camouflé à Strasbourg par la constitution d’un bloc entre le centre reconstructeur et la droite patriote. Il est donc discutable que le ralliement de la fraction Cachin-Frossard était arithmétiquement nécessaire aux partisans de l’adhésion pour l’emporter. Par ailleurs, rien ne vient alléguer l’idée que la décision personnelle de Cachin et Frossard menait inéluctablement à l’implosion du courant reconstructeur, au sein duquel allait s’opérer la scission.

Objectifs d’un voyage

À l’issue du congrès de Strasbourg, Longuet et Cachin avaient été désignés pour entrer en contact avec les bolcheviks afin d’envisager les moyens de « reconstruire » l’Internationale par la fusion des grands partis socialistes de gauche qui venaient de quitter la IIe Internationale (SFIO, ILP anglais et USPD allemand) avec l’Internationale de Moscou. Dans le Populaire du 8 janvier, Renoult assurait déjà que la reconstruction de l’Internationale se fera « en groupant au plus vite les partis socialistes occidentaux fidèles à nos principes, pour réaliser, tous ensemble, la fusion avec l’organisation de Moscou ».

Pour des raisons encore obscures, Longuet renonce au printemps au mandat que lui avaient donné ses camarades et c’est finalement Louis-Oscar Frossard qui est appelé pour accompagner Cachin en Russie. La droite, derrière Renaudel, avait veillé à restreindre drastiquement les marges de manœuvre des émissaires du parti qui reçurent, début mai, ce mandat laconique : « 1. Entrer en contact avec le PC(b) russe et la IIIe Internationale pour envisager les moyens de rétablir l’unité socialiste internationale ; 2. Recueillir des renseignements sur la situation en Russie ». Cachin et Frossard quittent le territoire le 31 mai et arrivent à Reval (l’actuel Tallinn) le 9 juin.

Les animateurs du C3I ne sont pas dupes de la prétendue « mission d’information » que le parti aurait confiée à Cachin et Frossard. Ces derniers sont évidemment partis à Moscou pour négocier les conditions de l’adhésion. Ce n’était pas l’option envisagée initialement par un Frossard considérant encore, début 1920, selon l’expression de Romain Ducoulombier, le bolchévisme comme « une doctrine étrangère venue de l’Est qui ne saurait être greffée sur le socialisme français ». Mais le délai sollicité par les reconstructeurs à Strasbourg pour lancer une conférence internationale jetant les bases de la fusion avec « Moscou » venait d’expirer sans que rien ne puisse être entrepris, faute de réponse positive aux sollicitations de la SFIO. Impossible de se dérober plus longtemps pour Cachin et Frossard ; mais cela ne signifiait nullement accepter benoîtement tous les oukases bolchéviques. S’il convenait de lâcher du lest, il fallait tenir bon sur l’essentiel qui était, à leurs yeux, l’assurance formelle qu’ils restent à la barre.

Les autres acteurs

Dans ses Mémoires sur Tours rédigés à la fin de sa vie, Souvarine rappelle que la direction du Comité estimait alors que ses trois principaux animateurs (Loriot, Monatte et lui-même) – sous les barreaux suite à la grève de mai – allaient se voir infliger de lourdes peines les éloignant du théâtre des opérations pendant de longues années. Souvarine ajoute : « Il nous fallait donc composer, pour un temps (croyait-on), avec la fraction Cachin-Frossard où figuraient des camarades tout proches de nous, comme Amédée Dunois ».

Même s’il contient certainement une part de vérité, ce jugement a tout de la reconstruction rétrospective. Depuis le mois de mars, il n’y a en effet pas un numéro du Bulletin communiste, l’organe du C3I, qui ne vitupère ici l’inaction des reconstructeurs, là leur veulerie, ailleurs leur compromission avec le « socialisme de guerre ». Fin avril, Raymond Lefebvre lance en conclusion d’un bel article : « Nous n’attendons plus rien d’une tendance qui, après deux ans de pouvoir, n’a pas encore fait honneur à ses engagements et paraît vouloir “reconstruire” une Internationale dont les pierres angulaires feraient mur mitoyen avec l’édifice de Versailles ». Quelques jours avant le CN de début juillet, Souvarine dénonce quant à lui les « “savantes” et répugnantes manœuvres » auxquelles se sont prêtés les reconstructeurs, qui deviennent même, sous sa plume, les « pires ennemis » des communistes français...

Comment, dès lors, expliquer la volonté de dialogue avec la majorité reconstructrice de la SFIO qu’expriment, depuis Moscou, les amis de la tendance Loriot-Souvarine ? Après l’échec des révolutionnaires hongrois et bavarois au printemps, puis à l’été 1919, la croyance – alors presque unanime au sommet de la IIIe Internationale – que le pouvoir était à la pointe du fusil avait fini par faire long feu. Lénine et Trotski, malgré une information lacunaire, commençaient à entrevoir le reflux de la vague révolutionnaire qui s’était levée en 1917. Pour mener à bien un combat final qui s’avérait finalement plus long que prévu, il convenait de se lier aux masses et à leurs organisations – notamment les syndicats –, ce qui impliquait de reprendre le dialogue avec les partis « centristes » qui, en France et surtout en Allemagne, influençaient la majorité de la classe ouvrière.

Des délégués malmenés

Les délégués français, qui ne sont pas nés de la dernière pluie, comprennent rapidement que leur voyage en Russie révolutionnaire ne sera pas une partie de plaisir. À la date du 13 juin, Cachin note dans ses carnets publiés par la suite : « On veut nous faire sentir par un traitement approprié que nous représentons un parti suspect, un parti de confusionnistes dangereux ». À l’issue de leur première audition par le Comité exécutif de l’Internationale, Frossard écrit : « On ne nous a pas couverts de fleurs, il s’en faut, mais au bout du compte, nous sortons de là en bon état ».

Ils étaient en effet nombreux, les militants révolutionnaires qu’indisposait la présence des leaders de la SFIO. Le communiste de gauche hollandais Wijnkoop était de ceux-ci. Selon Rosmer, il « trouvait intolérable la seule présence à Moscou de “centristes”, de socialistes opportunistes comme Cachin et Frossard [...]. À chaque occasion, il protestait brutalement contre leur présence ». Le leader du PSI Giacinto Serrati, sous le feu des critiques bolchéviques en raison de son refus d’exclure en bloc des droitiers, ne se prive pas d’attaquer à mots à peine couverts Cachin quand il déclare : « Bien que vous nous demandiez d’exclure ces hommes, vous vous préparez à accueillir dans l’Internationale communiste des partis où il y a des gens qui ont parcouru l’Europe pendant la guerre les poches gonflées de billets pour corrompre la classe ouvrière ». Pour l’auditoire, l’allusion à la mission réalisée en 1917 par Cachin, auprès de Mussolini au nom du gouvernement français, afin d’intensifier la propagande belliciste des « socialistes » interventionnistes transalpins, est naturellement transparente.

Ajoutons pour faire bonne mesure que les critiques contre Cachin et Frossard ne fusaient pas que des rangs bolchéviques ou gauchistes. Dans le débat sur les conditions, Aron Goldenberg, mandaté par les JS françaises, qualifia en effet les délégués du parti de « contre-révolutionnaires avérés [qui] ne peuvent pas, en l’espace de quelques semaines, devenir des communistes ».

Le moment décisif

Depuis Annie Kriegel, les péripéties de leur voyage en Russie est bien connu. Ils s’expriment devant la direction de l’Internationale le 19, puis le 29 juin. Comme le signale Romain Ducoulombier, « dans l’intermède, ils sont l’objet des sollicitations multiples des bolcheviks et peuvent admirer le spectacle de la Russie révolutionnaire ».

Sommés de se justifier, lors de leur seconde audition par le Comité exécutif, les deux socialistes réalisent un numéro d’équilibriste. S’ils se défendent d’avoir quitté le terrain de la révolution, en faisant valoir que la majorité reconstructrice qu’ils animent « a lutté à chaque occasion propice contre la tactique réformiste », ils se disent en complet accord avec les bolcheviks qui leur ont « fait vivre des leçons vivantes d’histoire ». Surtout, ils reconnaissent « l’insuffisance et la faiblesse de [leur] tactique dans le passé » et promettent à l’avenir de lui insuffler « plus de résolution, plus de détermination, plus de caractère révolutionnaire ». Si l’expiation n’est pas totale, ni le repentir parfaitement sincère, cette déclaration semble suffire aux dirigeants de l’Internationale.

À partir de là, la pression exercée sur Cachin et Frossard pour qu’ils sollicitent l’adhésion de la SFIO s’intensifie. Le 24 juin, Frossard écrivait encore dans son carnet : « La révolution nous prend aux entrailles. Mais nous n’avons pas le droit d’engager le parti ». Quelques jours plus tard, il note toutefois : « Les procédés russes nous heurtent parfois. Leurs polémiques brutales et injustes nous indisposent. [...] Mais la vie arrondit bien des angles ». Devant leur réticence à engager leur parti sans mandat en ce sens, on propose aux deux Français de donner leur adhésion « personnelle ».

Cachin et Frossard franchissent le Rubicon le 15 juillet. Frossard évoque ce jour-là dans son journal « la surprise, l’émotion, peut-être l’inquiétude et même le désarroi » qui ne manqueront pas de gagner le parti à l’annonce de ce ralliement. Il a parfaitement conscience que « l’adhésion se heurtera à des résistances et que, votée, elle entraînera certains départs ». Anxieux, il ajoute : « Qui ? Tout est là ! ».

Les conditions

À Moscou, le débat sur l’adhésion des partis socialistes de gauche tourne sur la question du nombre et de la teneur des conditions que l’Internationale leur imposera. Rapidement, c’est la liste des exclusions impératives qui focalise l’attention de Cachin et Frossard. Évoquant dans son journal l’ouverture imminente du IIe congrès de l’IC, ce dernier note pour lui-même : « Si l’exclusion de Longuet pouvait [en] sortir [...], je m’en irais avec Longuet ». Les délégués de la SFIO s’accrochent aux propos rassurants que leur délivrent en privé Zinoviev et Kamenev, mais le couperet tombe le 26 juillet. La réponse du Comité exécutif à Cachin et Frossard dénonce violemment Longuet, assimilé à un vulgaire partisan de la défense nationale et comparé au « renégat » Kautsky.

Les leaders de la SFIO croient encore pouvoir trouver un terrain d’entente négocié et faire fléchir les dirigeants les plus intransigeants. Mais la commission d’admission de l’Internationale aggrave les neuf conditions initiales. Au dire de Pierre Broué, les délégués qui se sont exprimés en plénière sur ce sujet « semblent se dresser en majorité contre la politique proposée par l’exécutif et manifestent une grande hostilité à l’égard des dirigeants des partis qui se sont tournés vers la Comintern ». Surpris par la faiblesse – voire la bêtise – des arguments de Wijnkoop et du Hongrois Rakósi, l’historien va jusqu’à se demander « si le congrès n’aurait pas été entraîné plus loin encore sur la voie des conditions inacceptables s’il y avait eu dans la salle des porte-parole un tant soit peu adroits du communisme de gauche ».

Pour Cachin, « tout se trouve ainsi remis en cause ». Frossard, lui, note dans son journal : « Est-ce que je me suis trompé ? Est-ce que j'entraîne le parti dans une redoutable impasse ? » En réalité, ils ne peuvent guère reculer : en annonçant leur adhésion « personnelle », ils se sont livrés pieds et poings liés, permettant aux dirigeants de l’Internationale de pousser toujours plus loin la ligne d’avantage. Le 29 juillet, ils déposent les armes devant le congrès, déclarant accepter les « idées maîtresses » du texte provisoire soumis aux délégués. Craignant que de nouvelles conditions tombent, les deux leaders de la SFIO décident de quitter Moscou le soir même, sans attendre le résultat des délibérations du congrès, avec en poche une liste contenant « seulement » neuf conditions. Grand bien leur en a pris, puisque, dans le texte final, adopté sans vote le 6 août, les conditions sont au nombre de 21. Quant à Longuet, il est nommément mentionné dans la liste des « réformistes avérés » dont il serait inadmissible qu’ils « aient le droit de se considérer comme membres de la IIIe Internationale »...

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 276 de Démocratie et Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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