GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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L’euro : en sortir ou ne pas en sortir ?

Nous publions ici un article de notre camarde Jean-Jacques Chavigné écrit pour la revue Démocratie&Socialisme de mai 2014.

En octobre 1981, François Mitterrand décide une dévaluation de 3 % du Franc. Le 12 juin 1982, le franc est de nouveau dévalué de 5,7 % et un plan de rigueur, dont la principale mesure consiste à désindexer les salaires de l’évolution des prix durant quatre mois, est mis en place.

Un débat extrêmement tendu traverse alors le parti socialiste : faut-il quitter le Système monétaire européen (SME), instauré en 1979, qui limitait les possibilités de fluctuation des monnaies et se donner les moyens de mener une politique de transformations sociale ou faut-il mettre en place un plan d’austérité afin de pouvoir rester dans le SME ?

Le 16 mars François Mitterrand prend la décision de rester dans le SME. Un plan d’austérité est aussitôt mis en œuvre. Sa principale mesure est de nouveau la désindexation des salaires sur les prix, mais sans qu’aucune durée ne soit fixée.

La dévaluation externe (entre le franc et les autres monnaies) a été remplacée par une « dévaluation interne » : la baisse du coût du travail.

Dans sa lettre à Marine Le Pen, Henri Weber affirme « C’est justement pour mettre un terme à ce cercle vicieux des « dévaluations compétitives » que l’euro a été inventé ». L’euro a bien mis fin, par définition, aux « dévaluations compétitives » externes puisque le franc, la lire, le deutschemark… ont cessé d’exister. Mais la « dévaluation compétitive » interne, destinée à baisser le coût du travail, n’a jamais cessé. La « parenthèse » ouverte en 1983 n’a jamais été refermée et le plan d’austérité de Manuel Valls fait franchir un nouveau seuil à cette forme de dévaluation.

Les promesses de l’euro

Lors du débat sur le référendum de Maastricht, en 1992, les partisans du traité n’avaient pas lésiné sur l’avenir enchanteur que promettait l’euro.

L’euro devait mettre fin aux « dévaluations compétitives ». Ils n’avaient pas précisé, nous venons de le voir, que seules les dévaluations externes étaient en cause.

L’Europe de la monnaie n’était qu’un premier pas vers l’Europe démocratique et sociale qui, selon Jacques Delors, ne pouvaient que venir compléter la monnaie unique.

Les économies des États de la zone euro ne pouvaient que converger entre elles.

Les États de cette zone devaient, enfin, retrouver leur liberté budgétaire.

La réalité de l’euro

La réalité de l’euro n’a pas grand-chose à voir avec les promesses qui avaient été faites.

Les dévaluations entre monnaies ont été remplacées par des dévaluations internes, des « réformes structurelles » destinées à baisser le coût du travail : en France, des attaques de Chirac et Sarkozy contre le Smic, l’assurance maladie et les retraites à la contre-réforme des retraites en 2013, à la loi Sapin qui sécurise les licenciements, au pacte de compétitivité et au plan d’austérité de Manuel Valls ; en Allemagne avec les lois Hartz qui ont considérablement précarisé le travail de millions de salariés de ce pays ; en Espagne, Irlande, Portugal et Grèce, avec les plans de destruction sociale de la Troïka…

L’Europe démocratique et sociale n’a toujours pas vu le jour. L’euro a, au contraire, été utilisé pour forcer les États qui ne pouvaient plus dévaluer leurs monnaies à abaisser le coût du travail pour permettre à leurs économies de rester compétitives dans le cadre de la « concurrence libre et non faussée » imposée par l’Union européenne.

Les économies de la zone euro n’ont pas convergées entre elles. Au contraire, car l’élargissement de l’Union européenne puis de la zone euro aux pays d’Europe centrale et orientale s’est faite sans véritable augmentation du budget européen. Or, seule une augmentation de ce budget (1 % du PIB de l’Union européenne contre 20 % pour le budget fédéral des USA !), afin d’en faire un véritable budget fédéral, aurait permis les transferts de fonds nécessaires à l’harmonisation des économies européennes. La crise de 2007-2008 a agi comme un révélateur des disparités économiques et les a considérablement accrues. Les marchés financiers ont soudainement « compris » que la dette publique grecque était plus risquée que la dette publique allemande et ont brutalement augmenté leurs taux d’intérêt…

Non seulement les États de la zone euro n’ont pas retrouvé leur liberté budgétaire mais cette dernière a reculé. Du traité d’Amsterdam en 1997 (un déficit public de 3 % du PIB maximum) au TSCG (un déficit public de 0,5 % du PIB maximum) en passant par les « semestres européens » et autres « six packs » les parlements nationaux ont perdu une grande partie de leur pouvoir de décider du budget de leurs États.

Ne pas fétichiser l’euro

L’euro est utilisé comme un instrument de discipline salariale et budgétaire. Mais l’euro n’est qu’un élément d’un rapport de forces social défavorable au salariat. C’est ce rapport de forces, dont l’euro n’est qu’une des composantes, qui permet au capital d’imposer ses politiques « structurelles » de baisse du coût du travail. Croire que sortir de l’euro permettrait d’inverser ce rapport de forces au profit du salariat ou rendrait plus facile cette inversion est une dangereuse illusion.

Le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro. La livre est toujours la monnaie nationale du Royaume-Uni, sa banque centrale est toujours la Banque d’Angleterre. Cela n’empêche pas le gouvernement conservateur de David Cameron d’imposer au salariat britannique l’un des plans d’austérité les plus barbares de l’Union européenne.

Le commerce extérieur des pays de la zone euro se fait en majorité avec d’autres pays de la zone euro, ce n’est pas la surestimation de l’euro par rapport au dollar qui est en cause pour plus de 50 % de leurs exportations.

C’est entre 1983 et 1989 que, dans la répartition de la valeur ajoutée créée annuellement en France, la part des salaires a baissé de 9 points (de 72 % à 63 %) et que la part des profits a augmenté d’autant (de 28 % à 37 %). Le traité de Maastricht ne sera pourtant signé qu’en 1992 et l’euro ne sera effectivement mis en place qu’en janvier 2002. C’est la politique monétaire, économique et sociale qui doit être mise en cause, pas l’existence d’une monnaie unique.

La hausse de l’euro par rapport au dollar n’a commencé qu’en 2003. Il est difficile de faire porter à cette hausse la responsabilité des délocalisations qui avaient commencé dès le début des années 1990.

Considérer que la sortie de l’euro règlerait les problèmes de l’économie française revient, en fait, à prendre au sérieux la thèse du Medef selon laquelle le seul problème de cette économie serait celui de la compétitivité par les prix. Le Medef oublie, certes, au passage le coût du capital qui pèse lourdement dans cette compétitivité-prix (le montant des dividendes qui ne cesse d’augmenter) mais reprendre son refrain sur la compétitivité-prix serait oublier l’essentiel. La compétitivité « hors coût » est, déterminante. Elle passe par les infrastructures, les transports, l’enseignement, les services publics. Elle est liée, également, aux investissements de recherche et développement réalisés par les entreprises. Et, de ce point de vue, notre pays est très en retard sur l’Allemagne. En 2010, les entreprises allemandes ont consacré 31 milliards d’euro à la recherche-développement, les entreprises française seulement 15 milliards. Entre 2001 et 2010, trois fois plus de brevets ont été déposés en Allemagne qu’en France. Les grandes sociétés françaises ont fait le choix d’augmenter la distribution de dividendes plutôt que d’augmenter la recherche-développement. Cette dernière s’élevait à 42 % des dividendes versés en 1992 et seulement à 25 % en 2010. Comment s’étonner, dans ces conditions, du manque de compétitivité de l’économie française ?

En quoi les dévaluations externes nous protégeraient-elles des dévaluations internes, des plans d’austérité qui ont toujours accompagnées les dévaluations externes ?

Les partisans de la sortie de l’euro (Frédéric Lordon, Emmanuel Todd, Jacques Sapir, Jacques Nikonoff..) semblent, à des degrés divers, prisonniers d’une conception qui oppose non pas les classes sociales (salariat contre capital) mais les États, les pays entre eux.

Les thèses défendues par Jacques Sapir sont typiques de cette conception. Quand il sort de sa vision interétatique et qu’il s’aventure sur le terrain de la lutte de classes, c’est pour avancer l’idée d’une « alliance entre salariés et entrepreneurs contre les représentants du capital financier »(1). Ce qui, au regard du double rôle essentiel joué aujourd’hui par la finance dans le capitalisme contemporain n’a strictement aucun sens. Et lorsqu’il propose d’« infléchir le partage de la valeur ajoutée, tout d’abord entre secteur financier et secteur des activités productives et créatrices puis entre employeurs et employés », le « tout d’abord » et le « puis » permettent aisément de comprendre qui devrait prendre la tête de cette étrange coalition et qui devrait en tirer les bénéfices.

Sortir de l’euro n’est pas la solution

Sortir de l’euro aujourd’hui n’aurait pas du tout les mêmes effets que sortir du SME en 1983. Sortir du SME n’aurait pas entravé la construction européenne. Le SME n’avait que moins de quatre ans d’existence et la sortie de ce système aurait obligé, pour aller plus loin, à constituer un État fédéral européen, plus démocratique et plus social, plutôt que de vouloir instaurer (pour la première fois dans l’Histoire) une monnaie sans État. La gauche française n’aurait pas renoncé à la transformation sociale promise en 1981 pour rester dans le SME et aurait pu être le moteur de cette Europe-là.

Les partisans de la sortie de l’euro sous-estiment considérablement, dans une Europe en pleine crise économique et sociale, les effets en chaîne d’une telle sortie et notamment ses effets politiques.

Chaque pays de l’Union européenne, pris séparément, serait perdu dans la spirale infernale d’une guerre commerciale et monétaire qui risquerait fort d’empêcher toute possibilité de coopération entre peuples européens. Dans sa lettre ouverte à Henri Weber(2) Jacques Sapir affirme qu’il existe « une zone optimale pour les taux de change. Nul n’a intérêt à dévaluer à l’infini » À l’infini, sans doute, mais comme le but d’une dévaluation est de rendre la production d’un pays compétitive si un autre pays avec lequel un pays est en concurrence dévalue, il faudra bien dévaluer de nouveau pour garder cet avantage ou alors la première dévaluation n’aura servi à rien. Pierre Khalfa le souligne à juste titre(3), ces dévaluations (qui sont la raison même de la sortie de l’euro) pourraient difficilement se traduire autrement que « par encore plus de concurrence, de dumping social et fiscal avec pour aggravation des tensions xénophobes… » Le Front National (qui n’avait quasiment pas d’existence en 1983) aurait là l’occasion d’accélérer la recomposition de la droite sous sa direction car ce qui, aujourd’hui, sépare une bonne partie de l’UMP du FN, ce n’est pas la « préférence nationale » mais bien l’euro. Il n’est pas difficile, dans ces conditions, de comprendre pourquoi le FN fait de la sortie de l’Union européenne sont principal cheval de bataille.

La sortie de la zone euro de la France, qui est la 2e économie européenne, remettrait en question l’existence même de la zone euro et au-delà de l’Union européenne. Jacques Nikonoff affirme que cela permettrait d’avancer vers une véritable Europe qui ne se ferait plus à 27 mais à 49. Jacques Sapir, considère que la fin de la monnaie unique ne pourrait qu’être favorable à l’instauration de la monnaie commune qu’il appelle de ces vœux. Ces affirmations sont, pour le moins, hasardeuses. L’éclatement de la zone euro et de l’Union européenne serait beaucoup plus certainement un énorme pas en arrière dans la conscience des Européens qui ne verraient plus de solution qu’au niveau de leur propre État. L’idée de coopération européenne et l’idée même d’Union européenne recevraient un coup terrible, peut-être fatal.

Changer l’euro et l’Union européenne

L’alternative n’est pas entre la sortie de l’euro et attendre que l’unanimité des États de l’Union européenne permet de changer l’euro et l’Union.

Sortir de l’euro est une solution qui a le mérite de la simplicité (apparente) et de l’immédiateté. Mais c’est une aventure extrêmement dangereuse tout particulièrement dans une période où l’extrême-droite (en France et en Europe) à le vent en poupe.

Attendre l’unanimité pour commencer à changer l’euro et l’Union européenne est une impasse. Les politiques actuellement menées par l’Union européenne la mènent à sa perte en condamnant les peuples européens à une austérité perpétuelle.

Dans le cadre du rapport de forces social actuel, attendre la coordination spontanée des mouvements sociaux dans l’Union européenne est illusoire. C’est la politique qui doit être au poste de commande.

La crise sociale et économique qui taraude l’Union européenne ne peut être résolue que sur le terrain politique en engageant un bras de fer avec Angela Merkel et la droite européenne. Seule, cette bataille politique, en proposant aux mouvements sociaux le débouché politique qui fait si cruellement défaut aujourd’hui, pourra leur permettre d’entrer massivement en lutte et de se coordonner à l’échelle de l’Union européenne. Ils renforceront alors le combat politique de ceux qui auront pris l’initiative de cette lutte pour une réorientation en profondeur de l’Union européenne, en refusant d’appliquer les traités européens et les décisions de la Commission européenne contraires aux intérêts de leurs peuples : à commencer par le TSCG qui étouffe la croissance et les réformes structurelles qui n’ont qu’un objectif abaisser le coût du travail. Cette bataille politique pourrait même rencontrer, sans doute pas vraiment l’appui, mais au moins la neutralité de gouvernement de droite (Espagne, Portugal, Grèce…) étranglés par les politiques d’austérité.

Pour mener cette lutte, il faut partir de l’existence, en France, d’une majorité de députés de gauche (PS – FDG – EELV) qui prend de plus en plus conscience de l’échec de la politique d’austérité imposée par la Commission européenne et Angela Merkel. Une majorité de gauche qui prend de plus en plus conscience, également qu’une crise politique dans l’Union européenne ne pourra pas être évitée et qu’il vaut mieux que la gauche en soit à l’initiative plutôt que l’extrême-droite.

Chacun doit œuvrer dans ce sens, qu’il soit adhérent, sympathisant ou électeur du PS, du FDG ou d’EELV. Attendre que la gauche actuellement au pouvoir échoue serait suicidaire et ne laisserait pas la place à une vague rouge ou verte mais, comme partout en Europe, à une vague bleue, certainement, en France, fortement teintée de bleue marine.

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L’article en PDF

(1): Jacques Sapir « S’il faut sortir de l’euro… » 6 avril 2011. (retour)

(2): Jacques Sapir « Lettre ouverte à Henri Weber », 28 avril 2014 (retour)

(3): Pierre Khalfa « À propos d’un dossier de Marianne sur la sortie de l’euro » Mediapart – 3 mars 2014. (retour)

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