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Culture populaire et gauche

Dans son étude magistrale du développement de la culture de masse dans la Grande-Bretagne de l’après-guerre*, Richard Hoggart avait renvoyé dos-à-dos deux interprétations symétriques de la culture populaire. L’une peut être qualifiée d’« aristocratique », l’autre de « populiste ». La première souligne les goûts « frustres » des classes populaires en matière culturelle, leur « manque d’effort » et d’« intérêt » à l’égard des objets culturels « de qualité ».

La seconde se veut pleine d’empathie vis-à-vis des goûts populaires, mais trahit en réalité un sentiment de pitié et de condescendance à l’égard d’un peuple « aliéné » qui n’a même pas pris conscience de son aliénation. Aux critiques méprisantes du grand bourgeois conservateur répond le discours faussement compréhensif du petit-bourgeois « marxiste ».

La mort de Johnny Halliday a été le théâtre de ces deux lectures. Les grands bourgeois conservateurs ont moqué l’étalage du mauvais goût (les bikers sur les Champs-Élysées, le rock’n’roll franchouillard, l’inculture supposée de Johnny, etc.). Les petit.e.s-bourgeois.es « marxistes » ont été outré.e.s que les adorateur.ice.s du chanteur soient si facilement manipulé.e.s par Emmanuel Macron et les médias : comment peut-on communier à la mémoire d’un exilé fiscal et d’un macho ? Comment ne pas voir que Macron s’est servi de Johnny pour détourner l’attention des effets de sa politique économique ? D’autres encore ont reproché à Johnny d’avoir été à l’origine d’un mouvement yéyé dépolitisé et hédoniste.

Parallèle éclairant

Ces deux lectures ont rivalisé dans la semaine qui a suivi le décès du chanteur, dopées par une mise en scène grandiloquente des obsèques et par des hommages aussi niais que narcissiques des professionnel.le.s de la politique et des médias. Le pouvoir macroniste a certes intelligemment compris l’avantage politique qu’il y avait à nationaliser le deuil de Johnny.

En cela, il a rappelé Tony Blair, au lendemain de la mort de Lady Di en 1997. « C’était la princesse du peuple », avait-il faussement improvisé devant les journalistes, quelques heures après son décès accidentel. « Quelle stupidité », avaient tonné les petits-bourgeois « marxistes » ! Comment peut-on assimiler au peuple une représentante de l’aristocratie ? Et pourtant, les événements donnèrent raison à Blair. Le chagrin national suscité par la mort de Diana fut sincère. Le public, choqué par cette disparition brutale, n’avait pas oublié que la jeune femme avait été maltraitée par un mari indifférent et une famille royale hostile. La reine, retranchée dans son château à Balmoral, apparut à cette occasion détachée du peuple et hautaine. Sa cote de popularité chuta comme jamais auparavant pendant son long règne. Le peuple exprima une émotion qui transcendait les clivages sociaux ou politiques habituels.

C’est, en gros, ce qui vient de se dérouler en France. Les fans de gauche de Johnny se moquent que leur idole ait été un homme de droite. Ils/elles regrettent certainement qu’il ait été un exilé fiscal. Mais l’essentiel n’est pas là à leurs yeux. Ils/elles aimaient le chanteur ; ses chansons ont égayé leur vie et sont autant de cadres mémoriels de leur propre existence. Ils/elles ont aussi perçu ce que les autres n’ont pas saisi : Johnny ne prétendait pas être autre chose qu’un chanteur, avec ses qualités et ses défauts. Ses admirateurs lui savent gré de sa longue carrière et de ses innombrables concerts. C’était un « ami » ont déclaré de nombreuses personnes venues lui rendre hommage lors de ses obsèques nationales à Paris.

Psychodrame national

Mais comment expliquer un tel psychodrame national ? « Trop, c’est trop », tonnent les bourgeois conservateurs et les petits-bourgeois « marxistes » ! Et pourtant, les admiratrices et les admirateurs de Johnny n’ont pas été envoûté.e.s. L’explication par la manipulation des médias et du pouvoir politique est donc un peu courte. L’émotion populaire – notamment chez les plus de 50 ans – était réelle. On pourrait émettre l’hypothèse qu’avec la disparition de Johnny, on vient définitivement d’enterrer la France des Trente glorieuses : celle où la DS servait de voiture présidentielle, celle de Léon Zitrone, de Guy Lux et Simone Garnier ; l’époque bénie où le Tour de France était encore remporté par des coureurs français.

En effet, les plus belles chansons de Johnny datent des années 1960 et 1970. Il est donc associé à ces deux décennies dans l’esprit du public. Macron, qui est cynique, mais pas idiot, l’a bien compris et, à sa manière, l’a dit dans son discours au Panthéon. Comment ne pas comprendre que les Français.e.s, enfants, jeunes ou adultes qui ont vécu ces années de relative insouciance sociale puissent être nostalgiques de cette période ? Pourquoi tant de progressistes méprisent-ils/elles les fans de Johnny, qui sont souvent issu.e.s de milieux populaires ? N’est-il pas paradoxal que cette gauche qui n’a que le mot « peuple » à la bouche soit si ignorante des goûts populaires ?

* Richard Hoggart, The uses of literacy. Aspects of working class life, Londres, Penguin Classics, 2009 (1ère éd. 1957). Paru en français, sous le titre La Culture du pauvre. Étude sur le style de la vie des classes populaires en Angleterre, aux Éditions de Minuit en 1970.

Cet article de notre ami Philippe Marlière est paru dans la revue Démocratie&Socialisme n°250 de décembre 2017

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