GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur Syndicats

Il y a 100 ans, la charte d'Amiens

Jean-Marie Pernot est chercheur à l'Institut de Recherches Économiques et Sociale (IRES), institut créé et géré par les organisations syndicales (Cfdt Cfe-Cgc, Cftc, Cgt, Cgt-Fo, Unsa-Education).

Il vient de publier : “Syndicats : lendemains de crise ?” chez Gallimard.

Dans cet entretien avec D&S, il parle ici de l'histoire et de l'actualité de la charte d'Amiens.

La charte d'Amiens a 100 ans. Peux-tu nous rappeler le contexte dans lequel elle a été adoptée ?

La CGT rassemble alors une multitude de courants, des syndicalistes révolutionnaires radicaux aux réformistes comme ceux de la fédération du livre. Les militants adhérents aux différents partis socialistes sont nombreux, des vaillantistes, des allemanistes, des guesdistes aussi.

Ceux-ci sont assez minoritaires, ils ont une conception rigide des relations entre la jeune confédération syndicale et leur parti (le Parti ouvrier français) qu'ils placent par principe devant et plutôt même au-dessus du syndicat. Depuis sa fondation en 1895, la Cgt prône l'autonomie du syndicat pour construire l'unité ouvrière et préserver le syndicat des divisions entre les courants socialistes. Le parti socialiste s'unifie en 1905, l'argument de la division des socialistes s'estompe et les guesdistes reviennent à la charge. En 1906, ils reposent la question du lien parti-syndicat en lorgnant avec envie sur le modèle allemand. Ils se heurtent à une coalition hétéroclite de réformistes et de radicaux que rebute l'idée d'une dépendance vis-à-vis du parti, même s'il y a parmi eux nombres de socialistes. On l'appellera " charte " un peu plus tard. A ce moment là, elle ne vise à résoudre qu'un problème conjoncturel mais elle est l'occasion d'une mise à plat d'un " esprit syndicaliste ", partagé entre courants différents.

Quels sont les points forts de cette charte ?

Elle comporte de nombreux aspects datés, écrits dans le langage d'une époque singulière. Sa portée historique tient à quelques références importantes. Ainsi la " double besogne " assignée au syndicalisme, à la fois œuvre quotidienne d'amélioration de la condition ouvrière et préparation de la tâche d'avenir, l'émancipation intégrale des travailleurs. La charte s'inscrit dans le temps du pan-syndicalisme qui pense pouvoir se passer des institutions politiques et imposer, au moyen de la grève générale, l'institution ouvrière de la bourse du travail comme fondement de la réorganisation sociale. La charte est le contraire d'un apolitisme puisqu'elle englobe sans la médiation partisane le politique dans l'aire de responsabilité du syndicat. Même si des reformulations sont nécessaires, l'idée que le syndicalisme doit déterminer par son propre mouvement son champ d'intervention conserve une certaine actualité.

Y a-t-il une actualité de la charte d'Amiens ?

L'institutionnalisation du salariat et l'apparition de l'État social ne permettent plus de penser le monde salarial sous les modalités où se présentait le monde ouvrier au début du XX° siècle, quels que soient les effets actuels de l'exclusion et de la précarité. Si la charte d'Amiens véhicule les utopies d'une époque, la question de la " double besogne " reste d'actualité : le syndicalisme peine aujourd'hui à reconquérir de la légitimité et de la puissance. Cela provient d'une difficulté à peser dans la vie quotidienne des travailleurs dans un moment où le rapport des forces est particulièrement favorable au capital. Mais cette impuissance se nourrit aussi de l'impossibilité d'articuler la lutte quotidienne sur la perception d'un avenir meilleur, d'un projet social et sociétal dans lequel il est bon de croire pour avoir envie d'agir. La question de l'indépendance s'est déplacée, elle relève moins de la relation au champ partisan que vis-à-vis de l'État, de l'ordre juridique quand ce n'est pas directement du monde patronal. La dépendance à l'égard de la puissance publique et la focalisation de la relation sociale au niveau de l'entreprise sont des facteurs dissolvants de la solidarité salariale. Sur ce plan, l'appel à l'autonomie et à l'initiative ouvrière contenu dans la Charte d'Amiens résonne avec une certaine acuité.

Au plan mondial comme au plan européen, le syndicalisme se rassemble. Peut-on espérer un tel rassemblement en France ?

Il semble en effet plus facile d'unifier le syndicalisme au plan mondial que de mettre les syndicats français dans la même pièce. Les relations intersyndicales françaises sont mortifères pour toutes les organisations. Elles sont chacune aux prises avec des problèmes considérables et en même temps l'idée de compromis entre elles semble toujours aussi déraisonnable. L'implication internationale peut-elle changer quelque chose ? Cela fait trente ans que la Cfdt et Fo sont ensemble à la Ces, ça n'a produit aucun rapprochement et l'arrivée de la Cgt en 1999 pas davantage. Je ne crois guère à un effet international au niveau des confédérations. En revanche, il faut observer les relations plus ouvertes entre fédérations professionnelles qui sont impliquées dans une participation commune aux fédérations syndicales internationales. A ce niveau des branches (comme la communication, la métallurgie, les transports, etc.), des contacts s'opèrent, les fédérations françaises sont un peu obligées de se parler avant de participer aux instances internationales. Dans certains secteurs, la mondialisation se montrera sans doute comme un " facilitateur " de la banalisation des relations intersyndicales françaises.

Propos recueillis par Éric Thouzeau

Document PDF à télécharger
L’article en PDF

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS

La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…