GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Des grèves en Suisse ? Oui, ça existe !

Nous publions ici la chronique mensuelle de notre ami Jean-Claude Rennwald, militant socialiste et syndical suisse, ancien député (PS) au Conseil national suisse. Cet article est paru dans le numéro 220 de Démocratie&Socialisme (décembre 2014).

Même s’ils sont relativement bien informés, la plupart des touristes étrangers pensent qu’ils ne rencontreront jamais un seul gréviste lors d’un séjour en Suisse. Or, ces dernières semaines, plusieurs grèves et autres mobilisations sont venues mettre à mal cette image d’Épinal. Et ces actions directes (transports publics genevois, fonction publique et enseignement à Neuchâtel, artisanat à Fribourg, bâtiment) contrastent singulièrement avec le baromètre des préoccupations 2014 du Crédit suisse (CS). Selon cette enquête, 90 % de la population se dit fière d’être suisse, un niveau jamais atteint jusqu’ici. Reste à savoir de quoi les Suisses sont fiers. Car ce baromètre repose avant tout sur des généralités, tout en évitant de demander aux Helvètes s’ils sont fiers d’un certain nombre de déficits sociaux, économiques, politiques et culturels de leur pays.

Neutralité et horlogerie

Selon le CS, deuxième plus grande banque suisse, cette fierté repose sur les principales caractéristiques politiques et économiques du pays, comme la neutralité, la cohabitation des cultures linguistiques, l’horlogerie, la réputation internationale de qualité ou encore la recherche. Ces résultats sont probablement incontestables, mais ils ne nous disent malheureusement pas grand-chose sur l’évolution de la société helvétique et sur la façon dont ses membres appréhendent la réalité socioéconomique.

Loin de la coupe aux lèvres

Si l’on quitte les grands concepts pour regarder ce qui se passe sur le terrain, dans le vécu quotidien des citoyens et des travailleurs, force est d’admettre qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, car la Suisse est aujourd’hui confrontée à quelques fractures conséquentes, qui ne peuvent que relativiser la fierté que dessine le baromètre du CS.

En effet, comment ce pays peut-il être fier des centaines de milliers de travailleurs qui gagnent moins de 4'000 francs par mois, salaire minimum selon les syndicats ? Comment peut-on afficher une telle fierté alors que le partenariat social se délite, comme en témoignent l’opposition du patronat du bâtiment à l’octroi de toute augmentation salariale aux maçons ou « l’oubli » de plusieurs autorités cantonales de négocier avec les salariés de la fonction publique – tout en menant des politiques d’austérité obligeant ces derniers à recourir à l’arme de la grève ? Comment louer la coexistence linguistique et culturelle, alors que plusieurs cantons alémaniques méprisent l’enseignement de la langue française ? Et surtout, comment apprécier cette soi-disant fierté helvétique alors qu’une part importante de la population manifeste des sentiments fondamentalement xénophobes à l’égard des immigrés, qui ont pourtant largement contribué à la richesse du pays ?

Jamais aussi riche, mais…

Ces quelques constats s’inscrivent parfaitement dans cette réflexion formulée par l’Union syndicale suisse (USS) avant son dernier congrès : « La Suisse n’a jamais été aussi riche, mais seule une minorité en profite. ». À l’appui de cette thèse, l’USS donnait ces quelques exemples :

  • Les écarts entre les salaires et les revenus continuent à se creuser. Entre 2002 et 2012, les salaires des 10 % supérieurs ont augmenté de 16 %, les salaires moyens de près de 7 % et les bas salaires de moins de 3 %.
  • S’agissant des primes des caisses maladie, les personnes à bas et à moyen revenu supportent une charge plus lourde qu’il y a dix ans.
  • À l’exception des Luxembourgeois, les Suisses sont les Européens de l’Ouest les plus stressés au travail.
  • Nulle part ailleurs en Europe de l’Ouest, on ne doit travailler plus longtemps qu’en Suisse (42,8 heures par semaine).
  • Pas l’eldorado

    On pourrait multiplier les exemples donnés ici. Mais ceux-ci suffisent à démontrer que si la Suisse est l’un des pays les plus riches du monde, elle n’est pas pour autant un eldorado social. Pis encore, les inégalités, l’appauvrissement d’une partie de la population ont tendance à s’aggraver, ce qui explique en partie la recrudescence des grèves et d’autres formes d’action directe, les gars du bâtiment ayant par exemple bloqué à la truelle et au béton le siège du patronat de la branche, à Zurich !

    La fin d’un mythe

    Cette évolution pourrait marquer la fin d’un mythe, celui de la paix du travail. Ancré en 1937 dans les conventions collectives de travail (CCT) de l’horlogerie et de l’industrie des machines, alors que la Suisse craignait la menace des puissances de l’Axe, ce principe oblige syndicats et organisations patronales à renoncer à la grève et au lock-out durant toute la durée de validité de la CCT. Par la suite, la paix du travail a été étendue à la plupart des autres branches économiques. Mais durant ces deux dernières décennies, ce mythe a été plusieurs fois mis en pièces, et c’est la grève qui a permis aux maçons d’obtenir l’une des plus belles conquêtes sociales du XXe siècle, soit la retraite à 60 ans (au lieu de 65). Ce qui est aussi une forme de fierté !

    PS : Les riches étrangers qui vivent en Suisse peuvent dormir sur leurs deux oreilles, puisqu’à fin novembre, le peuple suisse a rejeté une initiative populaire qui demandait l’abolition des forfaits fiscaux. Une minorité de 40 % des votants a toutefois soutenu l’initiative, soit 10 % de plus que le potentiel électoral de la gauche.

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