Retour sur le 6 février 1934 (90 ans Unité #1)
Il y a 90 ans, alors que la dictature nazie s’affirmait outre-Rhin, les événements nationaux et internationaux bouleversaient la donne politique hexagonale : en quelques mois, entre janvier et juin 1934, la division de la gauche française et les insultes lancées respectivement aux « moscovites » et aux « sociaux-traîtres » laissaient la place à l’unité d’action SFIO-PCF et au débat sur la réunification organique du mouvement ouvrier. Retour sur un étonnant basculement.
À l’orée des années 1930, la France traverse une crise profonde, évidemment liée à la récession économique issue du krach boursier d’octobre 1929 à Wall Street, mais qu’on ne saurait réduire à cette dernière. Début 1934, le fond semble atteint, entre marasme économique, scandales politico-financiers et montée de l’extrême droite.
Anatomie d’une crise profonde
En France, 1930 fait figure d’apogée économique et commerciale, en raison de la prospérité qui a marqué, malgré des difficultés financières persistantes, la décennie finissante. Les signes de dépression s’accumulent certes dans l’année 1931, notamment suite à la dévaluation de la livre sterling, mais la bonne tenue du franc cache à la plupart des observateurs les indicateurs économiques qui passent au rouge les uns après les autres.
La France est à tout prendre touchée tardivement par ce que l’on appelle communément la « crise des années 1930 », signe de sa faible exposition au retrait d’Europe des capitaux américains. Les décideurs ont beau marteler que la France est à l’abri de la récession internationale grâce à ses tarifs douaniers et au débouché infini que constitue l’empire colonial, le pays entre dans la crise à partir de 1932. Sur une base 100 en 1938, l’indice de la production industrielle passe alors de 121 en 1929 à 90. Le marasme agricole est quant à lui patent, notamment en raison de la chute des exportations de céréales. Les cours s’effondrent et, plus généralement, l’ensemble des prix chute. Le chômage devient dès lors une réalité de masse. On ne recensait guère plus de 400 000 chômeurs au début de l’année 1934, mais, la réalité avoisinait le million. Le département de la Seine comptait en effet à lui seul environ 200 000 travailleurs privés d’emploi.
Majoritaire depuis les élections de 1928, la droite mène à partir de 1931, face à l’effondrement des prix mondiaux, une politique déflationniste rigoureuse. Sortis vainqueurs des élections de 1932, les radicaux, refusant de voir dans le récent scrutin le rejet par le corps électoral des mesures d’austérité, continuent la politique de leurs prédécesseurs. Arrivé au pouvoir à l’issue d’une campagne électorale où il avait théorisé le refus de toute alliance, à droite comme à gauche, Édouard Herriot, le président du Parti radical, entend rassembler sur le seul programme de sa formation, mais la politique du « radicalisme seul » ne peut être menée à bien que grâce au soutien parlementaire socialiste. Par ailleurs, malgré des accents « gauche » de circonstances et quelques marqueurs plus sincères – dont la laïcité scolaire –, les radicaux restent des partisans de la propriété privée des moyens de production, du libéralisme économique et de l’orthodoxie budgétaire. Comme le note judicieusement l’historien Serge Bernstein, il y a « juxtaposition d’un gouvernement de concentration (associant modérés et radicaux) et d’une majorité parlementaire de gauche »1.
En 1932-1933, empêtrés dans leurs contradictions, les radicaux mènent une politique qui mécontente leur base sociale, mais aussi et surtout celle de leurs « alliés » socialistes, contraints à plusieurs reprises, au risque de se discréditer, de s’abstenir, provoquant par voie de conséquence la chute des cabinets de « néo-cartel », qui tombent les uns après les autres. Herriot se retire, dès la début de l’année 1933. Paul-Boncour ne tient, lui, que quarante jours. Le premier cabinet Daladier dure un peu plus longtemps, mais tel ne fut pas le cas de celui présidé par Camille Chautemps, qui chute, en janvier 1934, au bout de deux mois. La crise politique est là. Droite et ligues d’extrême droite entendent bien l’utiliser.
Les ligues à l’assaut du régime
Depuis le début de la crise, le malaise social est exploité par ces ligues qui condamnent toutes le parlementarisme, jugé corrupteur, et le socialisme, considéré comme « l’anti-France ». La plus ancienne organisation se situant à la droite de la droite républicaine n’est autre que l’Action française, fondée par Maurras au tournant du siècle précédent sur la base du « nationalisme intégral », sorte de synthèse entre le nationalisme, le monarchisme et le catholicisme le plus traditionnel. Les Jeunesses patriotes, milice nationaliste fondée en 1924 par Pierre Taittinger, se distinguent de l’AF, non pas tant par leur recrutement social que par leur but politique : un régime certes autoritaire, mais sans tête couronnée.
La nouveauté dans le spectre de l’extrême droite française des années 1930, c’est d’abord la montée de deux petites formations d’inspiration fasciste : le Parti franciste et la Solidarité française. Début 1934, cette dernière semble toutefois se transformer, au dire des Renseignements généraux, en annexe des Jeunesses patriotes2. Mais la grande nouveauté des années 1930 à droite, plus que les ligues ouvertement fascistes, c’est l’essor du mouvement des Croix-de-feu, qu’incarne littéralement son leader incontesté, le colonel de La Rocque. Forte de plus de 60 000 adhérents début 1934, cette organisation très disciplinée, et dévouée corps et âme à son chef, a un programme extrêmement flou (lutte contre la « corruption », renforcement du pouvoir exécutif au détriment du Parlement honni, association capital-travail, libéralisme économique et affaiblissement des syndicats). C’est certainement là une des clés de son succès, et de son recrutement « familial ».
Les scandales politico-financiers qui émaillent la période donnent du grain à moudre aux ligues qui peuvent ainsi dénoncer à peu de frais les élites politiques corrompues. L’affaire Stavisky éclate dans ce contexte. Cet escroc qui a échappé jusque-là à la justice ,grâce à ses amitiés à droite comme à gauche, s’est enhardi au point de vendre plus de 200 millions de faux bons du Crédit municipal de Bayonne. Le scandale éclate en décembre 1933 : Stavisky prend la fuite et la police ne retrouve que son corps dans un chalet à Chamonix. Le maire radical de Bayonne, des élus parisiens, le ministre des Colonies et jusqu’au beau-frère de Camille Chautemps sont impliqués. Les ligues ont là des cibles toutes trouvées et les manifestations de rue contre les « escrocs » et les « corrompus » se multiplient en janvier à Paris. De guerre lasse, le président du Conseil radical démissionne le 27 janvier. La crise politique tourne à la crise de régime.
Une journée particulière
Évincé en octobre, Daladier revient aux affaires, fin janvier, en profitant de sa réputation d’« homme à poigne ». Contraint de chercher le soutien parlementaire du groupe SFIO, Daladier se décide, le 3 février, à limoger le Préfet de police de la Seine, Jean Chiappe, un fieffé réactionnaire, protecteur avéré des ligues, qui est par ailleurs impliqué dans l’affaire Stavisky5. C’est un électrochoc du côté de la droite réactionnaire. Le 4, on assiste à des scènes d’émeute à Paris, tandis que trois ministres, modérés donnent leur démission. Daladier est isolé et vulnérable. Très vite, les ligues appellent à une grande manifestation à la Concorde, le 6 au soir. L’UNC, l’association d’anciens combattants majoritaire, s’y rallie, tout comme les élus de droite parisiens. On comprend dès lors que la soirée du 6 ne sera décidément pas de tout repos dans la capitale.
En début de soirée, Daladier et son cabinet se présentent à la Chambre pour obtenir sa confiance. Peu après 19h, les élus parisiens de droite, escortés par les Jeunesses patriotes, sortent de l’Hôtel-de-ville pour se rendre en cortège aux abords du Palais Bourbon. Anciens combattants, contribuables mécontents et ligueurs sont déjà amassés depuis plusieurs heures place de la Concorde, où des ébauches de barricades sont élevées. L’UNC rassemble ses troupes vers le Petit Palais, tandis que l’AF fait de même au croisement des boulevards Saint-Germain et Raspail. Les Croix-de-feu sont, elles, assez puissantes pour organiser deux rassemblements à proximité de la Chambre, l’un rive droite, l’autre rive gauche. Très vite ont lieu des heurts à la Concorde entre des manifestants lançant des projectiles de fortune, et les forces de l’ordre qui protègent le pont menant au Palais-Bourbon. Les premiers coups de feu sont tirés vers 19h15, probablement depuis les rangs des forces de l’ordre en passe d’être débordés. La manifestation tourne à l’émeute. Cette dernière durera jusqu’à 2h30. Au dire du socialiste Maurice Paz, « de justesse, le coup de force a échoué »3.
Le bilan de cette soirée, à laquelle participèrent plus de 30 000 manifestants, dont quelques milliers d’émeutiers, est particulièrement lourd. On dénombre en effet 15 morts (un policier et 14 manifestants) et 1 435 blessés, qui se répartissent équitablement dans les deux camps4.
Le sens d’une émeute
Deux formations ont, malgré d’évidentes ambiguïtés, contribué à ne pas faire basculer le rapport de force du côté des émeutiers. Il s’agit de l’UNC et des Croix-de-feu. Malgré le désir de Lebecq, son président, d’agréger les forces dont il disposait à l’opération de déstabilisation politique en cours, le cortège de l’UNC se disperse sur la Concorde. La direction des Croix-de-feu a, elle, fait très tôt le choix de la légalité. Informé de la violence des affrontements qui ont lieu à la Concorde, de La Rocque donne, vers 20h45, l’ordre à ses ouailles de se regrouper aux Invalides. Il prouve par cette décision qu’il n’entendait nullement assiéger le Palais Bourbon, mais uniquement se prêter à une démonstration de force. Au final, seules les ligues extrémistes avaient pour véritable objectif la chute du régime, mais leurs effectifs étaient beaucoup trop faibles pour qu’elles puissent espérer une issue victorieuse. La fin de la République constitue pour elles un objectif lointain, ne serait-ce que parce que l’AF ne s’accorde pas avec les autres ligues sur ce par quoi la remplacer. Il n’y a pas eu de plan concerté, ni de contacts préalables significatifs entre les différentes organisations. Pas plus de contacts noués, d’ailleurs, avec des membres de l’état-major5.
Reste que, contrairement à l’AF, les Jeunesses patriotes avaient à la fois un objectif précis à court terme, et un positionnement central. Rappelons que la milice nationaliste avait récemment pris la direction de la Solidarité française, et qu elle avait reçu pour mission d’escorter les élus de la droite parisienne, à commencer par Pierre Taittinger et ses proches collaborateurs, qui l’avaient fondée dix ans plus tôt. Elle a donc un pied du côté de l’émeute, un autre du côté de la manifestation institutionnelle. C’est dans cette connexion discrète, mais réelle, entre Jeunesses patriotes et droite parisienne que réside la clé de compréhension du 6 février.
Dans les heures qui avaient précédé le départ du cortège des élus parisiens vers la Chambre, plusieurs conseillers municipaux avaient joué un rôle d’excitateurs. Par ailleurs, les slogans qui fusent depuis le cortège des élus parisiens qui se met en branle peu après 19h ne laissent aucun doute. Un cri prédomine : celui de « Démission ! » L’objectif partagé des édiles conservateurs parisiens est en effet la chute du gouvernement Daladier et, surtout, de la fin de toute velléité de « néo-cartel » associant les radicaux aux « marxistes » de la SFIO. L’éviction de Daladier ne pourrait en effet déboucher à leurs yeux que sur la constitution d’un cabinet d’union nationale associant radicaux, républicains modérés et droite conservatrice. Les chefs de la droite parisienne ont consciemment laissé la pression ligueuse monter et ont même, pour certains d’entre eux, contribué à faire grossir les rangs des manifestants afin de s’en servir d’infanterie involontaire dans leur opération politicienne visant à retrouver le pouvoir. Le plan fonctionne à merveille, puisque, lâché de toute part, et soutenu par les seuls socialistes, Daladier démissionne le 7 février. Dans la foulée, le Président Lebrun nomme son prédécesseur Gaston Doumergue à la tête d’un gouvernement d’union nationale associant les radicaux et la droite menée par Tardieu et Laval. Le « Néo-cartel » a bel et bien vécu.
Le 6 février n’est donc pas un coup d’État fasciste, puisque le seul dessein politique clair que l’on peut y déceler est d’une tout autre nature. C’est toutefois l’interprétation qui va s’imposer immédiatement à gauche. C’est peu de dire qu’elle allait susciter de nombreux reclassements, dont certains particulièrement acrobatiques.
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de janvier de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
1.Serge Bernstein, La France des années 1930, coll. Cursus, 2001, p. 58.
2.Ibid., p. 74.
3.Maurice Paz, Le 6 février. Causes, physionomie, significations et conséquences, p. 15.
4.Deux autres victimes civiles décèdent des suites immédiates de leurs blessures quelques jours plus tard et quatre autres des conséquences de leurs blessures, portant ainsi à 19 le nombre total de morts du 6 février.
5.Selon Jacques Kergoat, La France du Front populaire, 2006, p. 35-36.