GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». L’impératif catégorique kantien semble faire partie du credo de l’individualisme libéral et pourtant, le capitalisme se caractérise justement par le fait de ne pas traiter l’autre comme une fin mais uniquement comme un moyen, comme une force de travail. Il s’agit de « faire faire ». C’est cette mécanique d’enrôlement des salariés que Frédéric Lordon analyse dans son livre Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, sorti fin 2010. En proposant de compléter « le structuralisme marxien des rapports par une anthropologie spinoziste de la puissance et des passions », F. Lordon cherche à renouveler la compréhension du capitalisme.

Exister, c’est désirer

A l’appui de la philosophie de Spinoza, F. Lordon définit l’être humain comme un être de désirs. « Exister c’est désirer et par conséquent s’activer à la poursuite de ses objets de désirs ». Pour caractériser cette force d’exister, Spinoza parlait de « conatus ». Si le désir de faire est donc le propre de l’homme, « la liberté d’entreprendre » n’est généralement pas le fait d’agir seul, mais, dans le système capitaliste, d’embarquer d’autres individus dans la réalisation de sa propre entreprise. Le rapport salarial est donc un rapport d’enrôlement, de captation des « désirs » des salariés. Aussi, la légitimité d’une envie de faire (je peux faire quelque chose tout seul) ne s’étend pas à l’envie de faire faire : si j’ai besoin des autres pour réaliser mon projet, le problème change du tout au tout. Ce sont les bases d’un rapport social nécessitant une collaboration qu’il faut alors discuter.

Comment comprendre cette mobilisation des salariés au service d’un désir qui n’est pas le leur ? Pour F. Lordon, « seule la force de l’habitude – celle de l’omniprésence des rapports patronaux sous lesquels nous vivons – peut faire perdre de vue l’immensité du travail social requis pour produire du « se mouvoir pour autrui » à d’aussi larges échelles ». Ce travail social d’enrôlement se construit par la mise en jeu d’intérêts qui ne se limitent pas au seul intérêt utilitariste des économistes. En reprenant le concept de « conatus », force désirante au principe de tous les intérêts, F. Lordon y trouve un concept unificateur pour décrire cette multiplicité de stratégies à l’œuvre dans la mise en mouvement des salariés.

L’argent, roc de l’enrôlement salarial

Bien évidemment, cela passe d’abord par la nécessité de gagner de l’argent pour pouvoir survivre : dans une économie décentralisée à travail divisé, la reproduction matérielle passe par l’argent. Le développement du capitalisme se caractérise justement par le développement de la dépendance intégrale à la division marchande du travail. Le rapport salarial est donc d’abord un rapport de dépendance, « un rapport entre agents dans lequel l’un détient les conditions de la reproduction matérielle de l’autre », c’est « un fond inamovible, l’arrière-plan permanent de tout ce qui pourra s’élaborer par là-dessus ». Dans ce cadre d’hétéronomie matérielle (c’est-à-dire l’incapacité de pouvoir par soi-même à sa reproduction comme être vivant), « l’argent est devenu le condensé de tous les biens », selon l’expression de Spinoza. Pour F. Lordon, l’argent est ainsi devenu l’objet d’un métadésir, « c’est-à-dire le point de passage obligé de tous les autres désirs (marchands) ».

Ce rôle de l’argent s’éclaire en y ajoutant le concept de monnaie. La monnaie est l’expression d’un rapport social : ce n’est pas « une valeur en soi mais l’opérateur de la valeur ». Elle est d’ordre relationnel, « puisque que chacun pour accepter le signe monétaire, tire argument de ce que les autres l’acceptent également ». L’argent, c’est par contre « la monnaie saisie du côté des sujets, (…), c’est l’expression subjective, sous l’espèce du désir, du rapport social monétaire ».

Roc de l’enrôlement salarial, la dépendance au désir argent ne doit pas être comprise comme une « servitude volontaire ». Au contraire, le rapport salarial montre qu’il y a des désirs qui ne s’imposent nullement sur le mode du libre choix. F. Lordon reprend la conception spinoziste du désir où ce dernier est compris non pas comme du désirable préexistant mais comme la poussée du conatus qui investit les choses et les institue objets de désir. En conséquence, le mécanisme de l’aliénation ne fonctionne pas sur la base d’un simple consentement de volontés autonomes, la servitude volontaire n’existe pas car « les véritables chaînes sont celles de nos affects et de nos désirs ». Et ces désirs sont largement conditionnés par le contexte dans lequel sont plongés les êtres humains.

Il convient également de souligner que le rapport à l’argent diffère entre les salariés et le capital. Le mode salarial de l’accès à l’argent s’effectue « sous l’espèce du flux, c’est-à-dire dans des quantités qui permettent de reproduire la force de travail à échéance rapprochée mais ne permettent pas de voir au-delà de cet horizon temporel borné ». Le capital a, quant à lui, le temps d’attendre. Le mode financier d’accès à l’argent s’effectue « sous l’espèce du stock, c’est-à-dire avec l’espoir de franchir le seuil critique du processus d’accumulation par la mise en valeur autoentretenue ».

Si le premier moteur de la mobilisation des salariés fut « l’aiguillon de la faim » dont parle Marx, la longévité du capitalisme tient dans sa capacité à enrichir « le complexe passionnel » du rapport salarial. Le développement de la consommation est une étape essentielle. La prolifération des objets marchands démultiplie le désir, et renforce la dépendance salariale « mais en l’accompagnant désormais des affects joyeux de l’acquisition monétaire ». Cette opposition entre les affects joyeux et les affects synonymes de contraintes se matérialise dans le discours de l’ordre établi par la distinction faite entre le consommateur et le salarié. L’ouverture des magasins le dimanche n’est alors plus présentée comme une contrainte pour le salarié mais comme une opportunité pour le consommateur. L’aliénation joyeuse à la marchandise est portée par tout le « système du désir marchand » (marketing, médias, publicité). L’emprunt immobilier constitue également à sa façon un « puissant mécanisme de socialisation salariale ».

L’enrôlement comme alignement

La nouvelle étape qui caractérise le capitalisme contemporain consiste à faire entrer les salariés dans un rapport actif de collaboration : il s’agit pour le patronat « d’aligner le désir des enrôlés sur le désir-maître (…) de faire des puissances enrôlées le fidèle prolongement de sa propre puissance». Ce projet de mobilisation totale des individus au services de l’entreprise trouve sa raison d’être dans un basculement du rapport de force capital – travail qui tient à deux évolutions de structure du capitalisme : la transformation de la finance (avec l’émergence du pouvoir actionnarial et la mise en concurrence des marchés de biens et de services) et la transformation des tâches productives (développement de l’économie de services au détriment des activités « fordiennes » où les tâches étaient nettement délimitées).

Cette évolution du système est marquée notamment par ce que F. Lordon appelle « le délire de l’illimité du capital ». Symptôme de l’état de faiblesse des forces de résistance au capital, ce désir d’illimité trouve son paradigme dans la liquidité, comprise comme la possibilité de sortir à tout instant d’un marché. Ce refus de tout engagement durable, a contrario de l’investissement industriel, est profondément antisocial. Comme le souligne F. Lordon, « la parfaite flexibilité comme affirmation unilatérale du désir qui s’engage en sachant pouvoir se désengager, qui investit sous la garantie de pouvoir désinvestir ou qui embauche avec à l’idée de pouvoir débaucher (…) est le fantasme d’un individualisme poussé jusque dans ses dernières conséquences ».

Joyeux automobiles : faire marcher les salariés

La compréhension du capitalisme passe ainsi par l’analyse des structures, structures objectives qui se prolongent en structures subjectives. En ce sens, F. Lordon appréhende le capitalisme comme « un régime de désir », qu’il dénomme « épithumè ». Ce régime enrichirait la complexion passionnelle du salariat au-delà de l’exploitation nue (affect triste intrinsèque), prolongée dans la consommation fordienne (affect joyeux extrinsèque), en passant par la production d’affects joyeux intrinsèques : plus clairement dit, l’activité salariale devient elle-même une source de joie pour le salarié. Ce mode de gouvernement, qui s’appuie sur la force vitale du conatus, conduit alors à réinvestir positivement « des situations d’abord vouées à être vécues comme attristantes ».

Dans cette logique d’obéissance joyeuse, les salariés deviennent des auto-mobiles, des êtres qui pensent que leur activité résulte d’un consentement acté par une volonté libre. A l’appui de Spinoza, F. Lordon souligne l’illusion de cette pure autonomie et invite à une nouvelle définition de l’aliénation : ce n’est plus seulement la présence d’autre chose que soi en soi mais le fait que les humains sont déterminés, enchaînés par une multitude de causes. Et c’est d’ailleurs là le propre de l’existence humaine que d’être plongé dans un contexte qui nous détermine.

Le consentement salarial prend alors plusieurs formes : l’affect amoureux localisé (investi par exemple dans un supérieur, affect qui s’inscrit dans la structure générale hiérarchique), les relations interpersonnelles (mise en avant de qualités sociales, qui sont en réalité l’expression de rapports sociaux) et plus généralement des images vocationnelles qui donnent l’impression à l’individu de « se réaliser », alors qu’il n’investit que des désirs produits par un certain fonctionnement de la société.

L’entreprise totalisante de « refaçonnage des individus », y compris dans leur subjectivité, conduit F. Lordon à dénoncer un totalitarisme, qui reprend en un sens un héritage de l’Eglise, où la contrition sincère était indispensable tout comme la sincérité du sourire du vendeur face au client l’est aujourd’hui. Mais, alors que les compétences techniques sont « a minima rationalisables », les compétences comportementales le sont moins. La pratique actuelle du coaching, qui consiste à accompagner une certaine catégorie de salariés (les plus hauts cadres) pour développer leurs capacités relationnelles, est en l’espèce un symptôme révélateur de cette entreprise de « normalisation subjectivante ». Il s’agit en réalité bien souvent d’un processus de transformation « d’une pression exogène en motivation endogène », d’un amor fati, d’une adhésion au projet de l’entreprise.

Domination, émancipation.

Le processus de domination peut alors s’entendre comme un assujettissement qui est « fondamentalement enfermement dans un domaine restreint de jouissance ». L’enjeu central consiste alors dans la distribution des petites joies, présentées aux salariés comme de grandes joies, et des grandes joies auxquelles tout est fait pour convaincre les salariés d’y renoncer.

F. Lordon invite alors à repenser le concept d’exploitation. Dans l’analyse marxiste, l’exploitation est associée à une théorie de la valeur-travail, avec un débat récurrent sur la définition de la valeur de la force de travail. A partir d’une approche spinoziste, Lordon considère qu’il n’y a pas « de contenus substantiels à la valeur, il n’y a que les investissements du désir et l’axiogénie [= la création des valeurs] permanente qui transfigure le désiré en bien. (…), il n’y a que les victoires temporaires de certaines puissances imposant avec succès leurs affirmations valorisantes ». Ainsi, pour F. Lordon, ce n’est pas la dépossession de la part de la valeur qui fait l’exploitation mais « son appropriation privative par le capitaliste ». L’exploitation relèverait alors davantage d’une théorie politique de la capture que d’une théorie économique de la valeur : « le désir maître capte la puissance d’agir des enrôlés ».

F. Lordon voie alors dans l’artiste une sorte d’idéal-type du salarié, en ce sens qu’il est « la figure même de la « volonté libre » et de l’engagement de soi sans réserve ». Cette combinaison est à la fois une figure exemplaire pour un système de libre association des travailleurs mais aussi pour le capitalisme qui cherche à contrôler le salarié dans tous ses désirs. Cette figure reposerait donc à sa façon l’alternative « communisme ou totalitarisme ».

Reprenant une maxime d’Etienne Balibar, « Etre le plus nombreux possible à penser le plus possible », F. Lordon invite donc à penser un « ré-communisme », décalque de la res publica, qui consiste « en une restructuration de la division du désir qui repartage les chances de conception – et symétriquement redistribue les tâches d’exécution (sans doute avec l’aide du développement des techniques) ».

Stimulante mais complexe, une analyse qui reste limitée quand à la dynamique des rapports sociaux

Les perspectives tracées par F. Lordon concentrent toutes les limites de sa réflexion. Outre le fait que le recours à une langue complexe, inspirée de Spinoza, ne facilite pas la compréhension et se révèle parfois agaçant, se limiter à dire que (p. 170) « ce qui affecte tous doit être l’objet de tous (…) c’est-à-dire constitutionnellement et égalitairement débattu par tous », ne fait guère avancer la réflexion politique. Concrètement, dans une société où la division du travail est très poussée, où les interactions entre tous les secteurs et à toutes les échelles sont importantes, est-ce que tous les citoyens doivent délibérer sur tous les sujets ? En ont-ils seulement envie ? Même si tel était le cas, comment organiser cette délibération collective ?

Voir dans l’artiste un idéal, c’est un peu court quand on pense à tous ces intermittents du spectacle. L’analyse de F. Lordon reste finalement à un stade très théorique. Le recours à Spinoza, en pensant l’être humain comme un être de désirs, devait permettre d’inscrire la réflexion dans la vie. Et pourtant, le concept unificateur de « désir » conduit à des analyses étranges où le désir capté par un patron et le désir capté par un professeur ou un chorégraphe s’appropriant le travail de subordonnés sont la même chose. Il y a pourtant là une différence non seulement de degré mais de nature. F. Lordon se fourvoie en confondant la dynamique vitale qui fait des êtres humains des subjectivités en action et l’exploitation capitaliste. Les êtres humains auront toujours à gérer cette interaction entre eux, et c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’y a pas de fin de l’histoire tant qu’il y a des êtres vivants. Par contre, le système capitaliste est un système transitoire dans l’histoire de l’humanité.

La tonalité radicale de l’analyse de F. Lordon le conduit également parfois à des raccourcis dommageables. Dire que le capitalisme est totalitaire est bien excessif. Le capitalisme est totalisant : la marchandisation progressive du vivant en est la traduction. En tant que salariés, les êtres humains font l’objet d’un contrôle social, à la fois physique et psychique. En tant que consommateurs, les individus voient leurs désirs orientés. Mais, le capitalisme n’est pas systématiquement associé à un système politique qui envoie les individus dans des camps de concentrations ou autres goulags. La spécificité du totalitarisme ne doit pas être effacée, sous peine d’oublier les leçons du passé.

Plus globalement, la réflexion de F. Lordon passe à côté des résultats de la lutte sociale, et donc de son histoire. L’adhésion au salariat n’est pas seulement le produit d’un capitalisme qui a su faire évoluer ses stratégies d’enrôlement (argent, consommation, valeurs). Les luttes sociales ont permis progressivement d’obtenir des contreparties au statut de salarié et de construire en cela un statut salarial plus désirable, du fait d’un ensemble de droits et de garanties codifiés (notamment dans le code du travail).

Finalement, quand F. Lordon propose de compléter le structuralisme marxien par une anthropologie spinoziste, il se borne à une définition très statique des rapports sociaux de classe. Or, le « structuralisme » marxien n’existe pas en soi. Les classes sociales n’existent pas « hors sol », elles sont le produit de rapports sociaux qui sont eux-mêmes le résultat de l’interaction des individus. Pour F. Lordon, l’émergence des cadres a brouillé le paysage de classe. Ce genre de théories a toujours du mal à se confronter avec la réalité : un cadre licencié comprend vite de quel côté il se situe. Dire que le cadre est un salarié passé « symboliquement » du côté du capital c’est commettre une double erreur. C’est tout d’abord croire qu’autrefois, la structuration de la société en classes se faisait sur le mode binaire les salariés / les patrons. Marx lui-même dans ses analyses faisait varier le nombre de classes en fonction de la situation politique précise du terrain d’étude. C’est par ailleurs avoir une lecture très étriquée de ce qu’est un cadre : il y a des cadres qui n’encadrent pas, ce sont de simples travailleurs intellectuels, il y a des cadres qui encadrent, et il y a des ouvriers et des employés qui encadrent. Le fait d’avoir à assumer une partie des positions hiérarchiques ne fait pas pour autant du cadre le décideur du rapport social.

L’apport fondamental du marxisme est d’avoir analysé l’histoire de toute société jusqu’à nos jours comme une histoire de la lutte des classes. Face aux théories du bien-être commun, de l’unité nationale et des vérités éternelles de la morale, le marxisme a identifié dans la lutte des intérêts matériels la force motrice de l’histoire. Cette lutte est une histoire vivante, faite de sang et de larmes.

Au final, le manque d’exemples concrets dans le livre de F. Lordon illustre de manière indirecte les limites d’une réflexion qui ne s’ancre pas assez dans l’histoire sociale. Il n’en reste pas moins que ce livre est utile car stimulant pour tous ceux qui cherchent à réinterroger les fondements du capitalisme.

Ernest Simon

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