Droit social : une leçon suisse du Brexit
La relation que la Suisse entretient avec l’UE ne saurait être assimilée à la situation qui prévaut désormais entre cette dernière et le Royaume-Uni, suite à l’accord conclu le 24 décembre 2020. Toutefois, sur un point au moins – les exigences posées par l’Union aux Britanniques pour éviter le dumping social –, ce texte fait office de levier pour la gauche politique et syndicale suisse.
Dans les mois à venir, la Suisse et l’UE vont rediscuter d’un accord-cadre institutionnel, qui a pour objectif d’adapter systématiquement le droit suisse au droit européen. Une des pierres d’achoppement porte sur la question de savoir si les différends entre la Suisse et l’UE seront tranchés par la Cour de justice de l’UE (solution défendue par l’Union) ou par un tribunal arbitral.
La fin d’une conscience sociale
Dès le moment où ils ont pris connaissance de l’accord entre l’UE et le Royaume-Uni, plusieurs femmes et hommes politiques de la droite suisse ont jubilé. Comme la Cour de justice de l’UE ne joue aucun rôle dans l’accord conclu avec le Royaume-Uni (sauf pour l’Irlande du Nord), ils ne voient pas pourquoi il n’en irait pas de même dans l’Accord-cadre Suisse-UE, ce qui sauvegarderait la souveraineté helvétique.
Nombre de spécialistes ne partagent toutefois pas ce point de vue. Les dispositions de l’accord de libre-échange conclu entre l’Union et le Royaume-Uni ne prévoient pas d’accès au marché de l’UE et ne contiennent donc pas de droit de l’UE ni d’obligations à se conformer à ce dernier pour les Britanniques. Il en va tout autrement pour la Suisse, qui a consenti à incorporer les dispositions du droit de l’UE à ses accords bilatéraux. Les différends entre la Suisse et l’UE seraient portés devant un tribunal arbitral qui consulterait la Cour européenne de justice. Cette solution irrite de nombreux milieux politiques suisses, même si la décision finale reviendrait au tribunal arbitral.
Cette discussion passe toutefois à côté de l’essentiel, à savoir que la Cour de justice de l’Union était, jusqu’en 2005, la « conscience sociale de l’Europe » avant de prendre une orientation ultralibérale depuis l’arrivée des pays d’Europe orientale au sein de l’UE.
De l’encadrement européen de la concurrence…
Malgré l’affaiblissement de certaines protections sociales, un autre aspect de l’accord entre l’Union et le Royaume-Uni est beaucoup plus intéressant pour la gauche et les syndicats suisses, à savoir l’encadrement des règles de la concurrence. Londres et Bruxelles se sont engagés à « maintenir des normes élevées » dans les domaines de l’environnement, de la lutte contre le changement climatique, des droits sociaux, de la transparence fiscale et des aides d’État. Cette exigence des Européens viserait à empêcher les Britanniques de se lancer dans une course au moins-disant social ou environnemental, en pratiquant le dumping aux portes de l’Union.
Pour compléter le tableau, la libre circulation des personnes entre l’UE et le Royaume-Uni a pris fin le 1er janvier 2021. Désormais, un Européen souhaitant travailler au Royaume-Uni devra obtenir un permis de travail, Il devra encore posséder une offre d’emploi avec un salaire annuel d’au moins 26 500 livres (29 500 euros). Cette réglementation signifie la fin des « petits boulots ». Les quatre millions d’Européens qui vivent déjà au Royaume-Uni (comme les Britanniques résidant déjà dans un pays de l’UE) conservent en revanche leur droit d’établissement et de travail.
… aux mesures d’accompagnement suisses
En raison de ces (justes) exigences posées aux Britanniques, la Suisse, et plus spécialement ses forces progressistes, aurait de la peine à comprendre que, dans la discussion sur l’Accord-cadre, la Commission européenne s’obstine à contester les mesures d’accompagnement mises sur pied depuis une vingtaine d’années dans la Confédération dans le but, précisément, de combattre le dumping social. Les principales mesures sont les suivantes :
-Possibilité d’introduire des contrats types de travail avec des salaires minimaux obligatoires.
-Allégement des dispositions permettant de déclarer une convention collective de travail (CCT) de force obligatoire s’appliquant par conséquent à toutes les entreprises d’une branche, y compris à celles qui ne sont pas signataires de la CCT.
-Loi sur les travailleurs détachés.
La divergence entre la Suisse et la Commission européenne porte surtout sur ce dernier point. La loi suisse a introduit une règle dite des huit jours, qui oblige les entreprises européennes à annoncer huit jours à l’avance leurs missions en Suisse, alors qu’un tel délai n’existe pas dans la directive européenne. La Commission en propose quatre dans l’Accord-cadre. La gauche n’a toutefois pas l’intention de lâcher trop de lest sur ce point, du fait que la Suisse est le pays européen qui compte la plus forte proportion de travailleurs détachés dans sa population active. Et si la Commission européenne devait s’obstiner, son attitude serai perçue comme anti-ouvrière, d’autant plus que les mesures d’accompagnement ont contribué à faire passer le nombre de salariés soumis à une convention collective de 1,4 million en 2003 à 2 millions en 2016.
Cet article de notre ami Jean-Claude Rennwald a été publié dans le n°281 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche Démocratique et sociale (GDS). Jean-Claude Renwald est militant socialiste et syndical, ancien député (PS) au Conseil national suisse.