Nous publions ci-dessous la chronique Palestine de notre ami Philippe Lewandowski, parus dans Démocratie&Socialisme n°216 (juin-juillet-août 2014) écrite avant l’offensive israélienne contre Gaza de cet été.

L’analyse de la situation dans laquelle se débattent les Palestiniens ne prend pas exclusivement la forme de textes politiques plus ou moins réussis. D’autres moyens d’expression peuvent tout aussi bien constituer des approches très valables, susceptibles de toucher des personnes moins portées à l’écrit, mais, par exemple, amateurs de cinéma ou sensibles aux images. C’est à ces dernières que nous pensons en l’occurrence, en leur présentant plusieurs ouvrages qui appréhendent la réalité palestinienne en dessins, soit isolés, soit dans le genre du roman graphique (le terme roman ne se réfère pas ici à la littérature, l’expression désigne en effet des bandes dessinées pour adultes, qu’elles traitent de fictions ou de faits réels).

Naji al-Ali (1936-1987)

Né en Palestine, ce dessinateur militant dérangeait les puissants, non seulement de l’État d’Israël, mais aussi ceux des pays occidentaux et ceux du « monde arabe », y compris ceux de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Il a été assassiné à Londres. Jusqu’à ce jour, on n’a pas identifié l’assassin ou l’organisation qui se cache derrière lui.

Il est surtout connu en tant que créateur de Handala : les cheveux hirsutes, en haillons reprisés, toujours représenté de dos, témoin de toutes les saloperies, Handala est devenu un personnage emblématique ; on le retrouve encore aujourd’hui dans toute la presse arabe. Il est aussi devenu un personnage de théâtre, grâce aux bons soins d’Abdelfattah Abusrour, qui explique avoir adapté un texte écrit à partir d’un regroupement de caricatures de Naji al-Ali. Cette pièce a été présentée en France lors d’une tournée de la troupe du centre Al Rowwad en 2011.

Introduit par Mohammed al-Asaad, préfacé par Plantu, postfacé par Alain Gresh, salué par Siné, Denis Sieffert et Stéphane Hessel, « Le livre de Handala : les dessins de Naji al-Ali ou l’autre histoire de Palestine » est toujours disponible en France.⁽¹⁾

Anaële Delphine Hermans

Leur livre s’intitule « Les amandes vertes : lettres de Palestine »,⁽²⁾ et l’idée qui a présidé à son élaboration gicle en première page : « C’est l’histoire de deux sœurs, une qui vit à Liège, en Belgique, et l’autre qui part vivre et travailler en Palestine pour 10 mois ». Non pas une fiction, donc, mais une correspondance illustrée par la destinataire (Delphine, restée en Belgique). Les dessins ne sont pas basés sur les observations directes de l’artiste, et paraissent dès lors comme volontairement plus schématiques. Mais la réalité se fraye tout de même un passage à travers les mots d’Anaële, et l’ensemble constitue une introduction tout à fait acceptable à une situation dont le caractère tragique se dévoile inexorablement au fil des échanges.

Guy Delisle

Le dévoilement est analogue pour le dessinateur-scénariste canadien Guy Delisle, qui accompagne sa compagne membre de Médecins Sans Frontières pour une mission d’un an en Palestine. Mais en guise de scénario, c’est l’histoire de son propre séjour qu’il dessine dans « Chroniques de Jérusalem ».⁽³⁾ Ses images, parfois marquées de taches de couleurs, restent simples à interpréter ; il réussit même à introduire une dose d’humour dans des aventures dont l’autodérision n’est pas absente. Mais ces jeux de faux naïf, qui révèlent une sorte de distanciation, ne nuisent aucunement à l’ouvrage : la preuve, il a gagné un Fauve d’or (prix du meilleur album) lors du festival de bande dessinée d’Angoulême en 2012. À mettre entre toutes les mains.

Joe Sacco

Les deux albums que l’artiste américain d’origine maltaise Joe Sacco a consacrés à la Palestine s’avèrent beaucoup plus brutaux ; la violence, l’insécurité et le désespoir percent jusqu’au style des planches.

« Palestine »,⁽⁴⁾ le premier, est constitué par la réunion de 9 fascicules publiés tous les 4 mois de début 1993 à fin 1995. L’édition complète est couronnée par un hommage d’Edward Saïd, ce qui n’est pas peu dire. Joe Sacco explique au sujet de ce travail : « Peut-être était-il inévitable que « Palestine » soit considéré comme mon œuvre la plus importante, le livre qui m’a mis sur la piste du journalisme en bande dessinée. En tant qu’auteur de bande dessinée, je pense avoir produit des œuvres de non-fiction plus abouties, mais, pour moi, « Palestine » recèle une sorte d’énergie et de vitalité que je ne reproduirai sans doute jamais ». Il s’agit du fruit de deux mois et demi d’un voyage effectué l’hiver 1991-1992.

« Gaza 1956 : en marge de l’histoire »⁽⁵⁾ montre la difficulté de découvrir et faire connaître un des (nombreux) pans sombres de l’histoire de Gaza : celle d’un massacre de civils froidement perpétré par l’armée qui n’osait pas encore se dire la plus morale du monde. Le livre est donc le récit d’une enquête, dont les images naviguent alternativement entre le temps du massacre et le temps de l’enquête. Extrêmement dense, il touche le lecteur sans prendre de gants. Gage de sérieux et de crédibilité, l’ouvrage est complété par une bibliographie et une indication des sources et personnes consultées.

Indubitablement, le regard des dessinateurs s’inscrit aussi bien que les textes dans la dénonciation d’une situation dont le caractère inacceptable ne semble pas suffire à provoquer de mesure concrète des gouvernants occidentaux.