GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

Archéologie d'un massacre d'Etat (2ème partie)

Nous reproduisons cette semaine la suite d’un article paru dans la lettre de D&S n°98, et en entier dans Démocratie Socialisme n°188/189

Les Algériens de France et la guerre d'Algérie

Le nombre de travailleurs algériens habitant en métropole n’a cessé de croître depuis le début du XXe siècle. De 5000 personnes en 1910, on passe à 85 000 avant la seconde guerre mondiale puis à 200 000 au début des années 1950. Alors que les « opérations de maintien de l’ordre » battaient leur plein entre 1959 et 1961, un pic est atteint puisqu’on dénombre plus de 350 000 Algériens de France.

En raison de la géographie industrielle spécifique du pays et de ses traditions centralisatrices, près de la moitié de ces travailleurs devenus suspects aux yeux du pouvoir gaulliste se concentrent dans le département de la Seine. Et comme le note Benjamin Stora dans un entretien paru en 2003 à l’occasion de la sortie du livre de son étudiante Linda Amiri, Les fantômes du 17 octobre, « à l’époque [des faits], certains algériens vivent dans les bidonvilles comme Nanterre, mais beaucoup sont dans des quartiers de banlieue dont le cœur est Asnières-Gennevilliers-Clichy ». A Paris intra-muros, les Algériens résident également dans les quartiers les plus miséreux tels que la Goutte d’Or ou Ménilmontant.

Les spécialistes du FLN et des évènements métropolitains de la guerre d’Algérie ont insisté depuis des années sur la situation dans laquelle se trouvait le mouvement indépendantiste au début des années 1960. La Fédération de France du FLN est à son apogée en 1961 pour 3 raisons différentes. Elle a tout d’abord fait le vide autour d’elle en éliminant méthodiquement les structures, mais aussi les militants du MNA messaliste. Messali Hadj, père du nationalisme algérien, avait rompu avec le FLN dès 1955 en raison de son opposition à la stratégie insurrectionnelle prônée par ce dernier, ainsi qu’à l’alignement jugé excessif sur les positions pan-arabes du Caire.

En 1955, le MNA organisait la quasi-totalité des militants indépendantistes de France. Le FLN doit réagir, lui qui considère les messalistes comme des traîtres qui refusent la lutte armée et trompent le peuple en surestimant le rôle des négociations avec la France. Dès 1956, la guerre fratricide se prépare et la nuit des longs couteaux a lieu en septembre 1957 : en quelques jours, la direction syndicale du MNA est presque totalement éliminée. Selon Benjamin Stora, « cette guerre des frères qui va durer de janvier 56 à mars 62 […] va faire 3957 morts et 7645 blessés. […] Trois ans de tueries. A partir de 1958, sous les coups de boutoir du FLN, le MNA commence à s’effondrer. Fin 60, début 61, le FLN a gagné, la bataille est terminée ».

Deuxième facteur d’explication : le contexte militaire et international. Les offensives du général Challe en Algérie, dites « Opération jumelles », qui se déroulent de 1959 à la mi-61, sont en effet couronnées de succès et le FLN d’Algérie sort exsangue de l’affrontement. Le dos au mur, le FLN, qui s’appuyait jusque-là que son dense réseau de maquis dans les djebels, est contraint de changer de tactique. Le mouvement indépendantiste doit maintenant mettre en avant son rayonnement international et, par suite, son implantation de masse en France afin de peser dans les pourparlers avec le pouvoir gaulliste qui se profilent à l’horizon.

Dernière raison du succès que connaît le FLN en métropole : sa radicalisation accélérée par la violence de la répression. Le FLN, devenu la seule organisation en laquelle se reconnaissent les travailleurs algériens de France, capte leur sympathie…, mais aussi leur épargne par le biais de « l’impôt révolutionnaire » qui avait été le nerf de la guerre entre le MNA et le FLN ! En 1960, le Front compte plus de 120 000 cotisants, dont 36 000 dans la capitale, et plus de 50 000 en région parisienne. En 1961, le FLN de France est au sommet de sa puissance financière et organisationnelle au prix d’une métamorphose interne permanente. Selon Neil MacMaster et Jim House, « entre le début de l’année 1958 et 1962, la structure du FLN a été constamment modifiée, non seulement pour mieux protéger l’organisation de l’infiltration par le renseignement français, mais aussi pour tenir compte du nombre croissant des membres du FLN ».

Police contre FLN

La répression qu’ont dû endurer les militants français du FLN a constitué une constante de la Guerre d’Algérie, mais l’on peut tout de même distinguer un tournant à la fin de l’année 1958. En effet, la police parisienne, dirigée par Maurice Papon qui venait de sévir pendant 2 ans, en tant que préfet de Constantine, dans les départements de l’Est algérien, a alors démantelé suite à une série d’attentats spectaculaires l’appareil d’un mouvement indépendantiste affaibli par l’âpreté de la lutte qu’il menait sur deux fronts, contre l’État français et contre les « traîtres » du MNA. Les responsables du FLN sont raflés, puis internés dans des camps de rétention puisque Papon autorise la mise au secret des « individus dangereux pour la sécurité publique, en raison de l'aide directe ou indirecte qu'ils apportent aux rebelles des départements algériens ».

Le Front indépendantiste se réorganise alors en s'adaptant aux règles de la lutte clandestine et en se reconstruisant sur la base de petits groupes de trois ou de six. Cette structuration éprouvée, mise en place notamment par les réseaux de résistance communistes pendant l’Occupation, est reprise par le FLN qui peut ainsi compter sur environ 450 hommes en région parisienne pour former ses groupes de choc en marge desquels il faut ajouter 8 compagnies de 31 hommes chacune, constituant « l'Organisation spéciale », organisation de combat formée de tireurs confirmés et de techniciens des explosifs, chargée des missions difficiles et de l'élimination des « traîtres ».

Les militants du FLN, qui ont déjà fort à faire avec la police aux ordres de Maurice Papon, voient naître un nouvel ennemi à partir de 1960. En effet, en novembre 1959, le Premier Ministre Michel Debré décide de constituer la Force de police auxiliaire (FPA) regroupant les quelques volontaires musulmans partisans de l’Algérie française, et surtout la masse de ceux qui refusent les méthodes de plus en plus musclées du FLN. La mission de ces « harkis de Paris » dirigés par Raymond Montaner était simple : il s’agissait de disloquer l’organisation clandestine en infiltrant ses rangs, en arrêtant les responsables et en rendant plus périlleuse la levée de « l’impôt révolutionnaire ». Le recours aux détentions arbitraires, ainsi qu’à la torture, devient systématique dans les rangs de ces forces de police très spéciales.

Dans son livre déjà cité, Linda Amiri fait part d’une plainte déposée par un breton au teint mat, torturé par des forces du FPA convaincues qu’il s’agissait d’un cotisant du FLN... On le voit, l’arbitraire barbare dans lequel se vautraient ces « calots bleus » n’avait plus grand-chose à voir avec les « simples » bavures dont les forces de l’ordre sont traditionnellement si friandes ! Suite au « succès » de la première compagnie de FPA implantée dans le XIIIe arrondissement, dont les « infiltrations donnent des résultats probants », selon Rémy Valat, Maurice Papon décide d’installer une deuxième compagnie dans le quartier de la Goutte d’Or où les rondes des harkis deviennent habituelles. L'efficacité des FPA conduit rapidement le FLN à déclencher avec eux une guerre sans merci. Toujours selon Rémy Valat, parmi les indicateurs des FPA, « sept [… s]ont victime d'un attentat entre la fin mai et le début juin 1960 […]. La plupart sont tués par balles, lors d'exécutions sommaires sur la voie publique […]. Les policiers auxiliaires sont également, individuellement, victimes d'attentats en permission ou en patrouille ». Le poste de la Goutte d’Or est attaqué par deux groupes armés indépendantistes le jour même de son installation, le 20 novembre, puis le 4 décembre 1960.

D'une façon générale, les postes et les cafés tenus par la FPA dans le XVIIIe arrondissement sont la cible de commandos qui y subissent de lourdes pertes, mais en provoquent également chez l'adversaire. Les méthodes des FPA, en marge de la légalité d’une république pourtant bien peu démocratique, sont à l'origine d'un différend opposant le garde des Sceaux, Edmond Michelet, à Maurice Papon. Le Premier Ministre, attaché plus que tout à l’Algérie française, tranche en faveur du au policier et confirme que les Algériens peuvent être internés 15 jours avant que le procureur n'en soit informé. La crise au sommet de l’État se résout finalement, le 24 août 1961, lorsque Debré obtient du président De Gaulle le renvoi de Michelet, connu pour être favorable à l’ouverture de négociations avec le Front indépendantiste. Le FLN comprend le signal lancé par le pouvoir : la lutte est désormais sans quartier…

Quand le pouvoir se crispe

Tant que les contractuels du FPA, ainsi que leurs indicateurs eux-aussi maghrébins, sont les seules cibles du FLN, la police de Papon ne bronche guère. Mais c’est une tout autre paire de manche quand l’agent lambda rentre lui-aussi dans le collimateur des militants indépendantistes. Fin août 1961, le FLN décide de lancer une campagne d’attentat contre la police française. Onze policiers seront tués et dix-sept autres blessés jusqu’à octobre 1961. A la suite de ces attentats, les organisations syndicales de la police exigent du pouvoir les exécutions de condamnés à mort. A partir de septembre 1961, des rafles massives sont organisées et des suspects disparaissent corps et âme. Le pouvoir se doit de répondre à la pression des policiers tentés de « se faire justice soi-même ».

Le 2 octobre, Maurice Papon fait une déclaration retentissante : « pour un coup rendu, nous en porterons dix », pérore-t-il lors des obsèques d'un policier. Plus tard, il assure ses hommes qu’ils seront « couverts », quand bien même ils tireraient les premiers. L’escalade de la répression est enclenchée et c’est tout naturellement que Papon cède à cette déferlante qu’il a en grande partie initiée en concédant le 5 octobre aux organisations de policiers l’instauration d’un couvre-feu s’appliquant à tous les « Français musulmans d’Algérie ».

Le FLN répond au couvre-feu par la mise en place d’un dispositif de protestation pacifique, mêlant hommes, femmes et enfants, le 17 octobre à Paris et les jours suivants en Province. Dans l’après-midi de la manifestation parisienne, les participants sont même fouillés par les cadres du FLN afin d’être désarmés le cas échéant et reçoivent comme consigne de ne pas répondre aux provocations policières. C’est donc sur une foule qu’elle savait désarmée que la police de Papon a tiré au soir du 17 octobre 1961. Qu’on le veuille ou non, le pouvoir gaulliste était résolu à frapper fort pour se ménager sur sa droite et montrer que l’OAS n’était pas la seule à faire régner l’ordre « républicain », mais aussi pour apparaître en position de force lors des négociations qui allaient s’ouvrir avec le FLN… Le 17 octobre, à l’instar de Charonne, le 8 février 1962, relève bien du massacre d’État.

Jean-François Claudon

A lire et à voir :

  • ADI Yasmina, Ici, on noie les Algériens, film sorti en salle le 19 octobre 2011.
  • BRUNET Jean-Paul, Police contre FLN. Le drame d'octobre 1961, Flammarion, 1999.
  • DAENINCKX Didier, Meurtres pour mémoire, Série noire, 1984.
  • EINAUDI Jean-Luc, La bataille de Paris : 17 octobre 1961, Seuil, 1991.
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