GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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À quoi sert l’identité nationale ?

Nous reproduisons la première partie d’un article de la revue Démocratie&Socialisme (n°243 de mars 2017)

Alors que la primaire de la droite a inscrit au cœur du débat présidentiel la question de l’identité nationale, il est utile de relire le livre de l’historien Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale » ?, paru en 2007. Ce livre replace le concept d’identité nationale dans sa perspective historique, depuis son apparition au cours du XIXe siècle jusqu’à ses différents usages au cours des XXe et XXIe siècles en France.

L’identité est généralement caractérisée par une proximité entre individus (mêmeté) et une conscience de soi dans le temps (ipséité). La question de l’identité nationale s’impose dans le cadre de la Révolution française, dont les effets différés essaiment à travers toute l’Europe. Le caractère progressiste de l’émergence des nationalités laissera progressivement place à une vision plus conservatrice au cours du XIXe siècle.

ESSOR DU CONCEPT D’IDENTITÉ NATIONALE

En France, l’expression d’« identité nationale » ne s’est diffusée que dans les années 1970, sous l’effet de la mobilisation de régionalistes défendant la reconnaissance de cultures dominées comme des identités nationales. Mais la question nationale est bien évidemment plus ancienne et prend de l’ampleur dans le champ politique dans le cadre de la Révolution française. La nation, c’est alors le peuple (avec à sa tête la bourgeoisie) libéré du joug de l’aristocratie.

Un des effets différés de la Révolution française et des conquêtes napoléoniennes fut de stimuler en Europe les mouvements de résistance, à l’appui de références culturelles. C’est en effet dans ce contexte que le concept d’identité nationale fut développé par des philosophes allemands (Herder, Fiche, etc., forgèrent alors le concept de Volkstum). Au cours du XIXe siècle, le principe des nationalités en Europe s’est massivement appuyé sur la culture : le genre romanesque connaît ainsi un véritable essor, au théâtre le drame historique supplante la tragédie et tout un mouvement romantique porte un retour à la nature et à une culture ancestrale. Cette affirmation des nationalités a initialement un caractère progressiste de lutte contre les régimes impériaux, avec en toile de fond un idéal universaliste issu des Lumières.

En France, cette dimension culturelle mit plus de temps à s’imposer car l’ancienneté de la construction de l’État fit qu’en 1789 la plupart des révolutionnaires étaient déjà imprégnés par la « francité ». Dans une France où l’espace public était monopolisé par une élite qui vivait le plus souvent en ville et principalement à Paris, le discours sécuritaire était déconnecté du discours national. Pour le nouvel ordre économique post-révolutionnaire, ce ne sont pas les étrangers qui posent problème, mais les classes laborieuses.

LA CONCEPTION FRANÇAISE

La conception française de l’identité nationale émergea dans ce contexte. Pour l’historien Jules Michelet, l’Allemagne est une race, l’Angleterre est un empire et seule la France est une personne car elle a pris conscience d’elle-même en 1789. La France devient la patrie de l’universel, portée par la puissance révolutionnaire qui conduit la France non pas à conserver ses traditions rurales mais au contraire à développer une politique d’assimilation nationale.

Pour Gérard Noiriel, la guerre de 1870 marqua alors un tournant fondamental dans l’histoire des identités nationales en France et en Europe. La vision optimiste du développement des nationalités laissa place à une vision défensive : il s’agissait désormais de défendre sa nationalité contre les autres. Ernest Renan, dans sa célèbre conférence « Qu’est-ce qu’une Nation ? », prononcée en 1882, défendait l’idée d’une nation marquée par la volonté de vivre ensemble, même si seulement ceux qui ont des ancêtres communs étaient invités à participer au « plébiscite de tous les jours ». À une époque où le nombre de soldats était déterminant pour gagner une guerre, il apparaît alors un clivage entre les pays d’émigration (comme l’Allemagne ou l’Italie) qui cherchent à garder une emprise sur leurs ressortissants vivant à l’étranger (ce qui les incite à privilégier le droit du sang) et les pays d’immigration (comme les États-Unis ou la France) qui à l’inverse veulent intégrer ces derniers au sein de la communauté nationale.

La IIIe République forge et diffuse alors un système de références nationales. L’école joue un rôle prépondérant avec le manuel pour écoliers Le Tour de la France par deux enfants, l’apprentissage par cœur de poèmes et extraits de romans et la généralisation du recours au français (alors qu’à la fin du Second Empire les habitants de plus du quart des communes de France ne s’exprimaient pas en français). Le 14 juillet – date perçue comme une libération par les républicains, mais dénoncée par les monarchistes – devient une fête nationale en 1880 et La Marseillaise s’impose comme un hymne national.

Dans son Tableau de la géographie de la France (1903), Vidal de la Blache, en rupture avec Michelet, propose une définition sociale de l’identité française qui repose sur le monde rural, avec ses traditions qu’il faut conserver. Cette nouvelle définition de l’identité française permet à la droite monarchiste et aux notables catholiques de réintégrer le jeu politique en défendant d’une façon renouvelée les thèmes de la terre et de la race qui avaient été au cœur du combat multiséculaire de la noblesse pour défendre ses privilèges. Pour les dirigeants de la IIIe République, alors que la crise économique de la fin du XIXe siècle secoue l’ordre établi, la politisation de l’identité nationale devient une arme pour combattre la lutte des classes. Dans une démocratie de masse, c’est en effet un outil utile pour unifier les citoyens et déplacer la lutte vers un terrain extérieur.

JAURÈS ET BARRÈS

L’affaire Dreyfus va alors cristalliser une nouvelle bipolarisation de la vie politique française. Le pôle « national-sécuritaire » anti-dreyfusard défend la propriété, la sécurité et les vieilles traditions françaises (principalement la religion catholique) et s’appuie pour cela sur les classes aisées (noblesse, bourgeoisie d’affaires, professions libérales), mais aussi sur une large partie des paysans et de la petite bourgeoisie. De l’autre côté, la gauche « social-humanitaire » milite pour le développement de la protection sociale, la laïcité et les droits de l’homme et est soutenue majoritairement par les ouvriers et les fonctionnaires, même si le Parti radical, de tradition anti-cléricale et attaché aux idéaux de 1789, n’en reste pas moins un défenseur acharné de la propriété privée et recrute massivement ses électeurs au sein de la petite bourgeoisie, de la paysannerie aisée, voire des professions libérales.

Cette opposition se manifeste notamment au travers des conceptions défendues par Maurice Barrès et Jean Jaurès. Pour Barrès, la France est menacée par l’Allemagne, menace encore plus grave si les Français ne parviennent pas à s’entendre entre eux. Il mobilise à la fois le sentiment national, issu d’un passé collectif, la religion catholique, facteur de permanence et de continuité historique, tout comme l’enracinement qu’incarnerait le paysan. Pour Barrès, le droit ne peut pas changer ce que l’histoire a fait. Considérant que « le mort tient le vif », Barrès accorde une importance forte aux commémorations, aux institutions (l’Église, l’Armée, l’Académie française) et aux émotions, ce qui lui permet de quitter le débat de l’argumentation rationnelle. Il s’attaque aux immigrés, aux juifs, à la gauche, c’est-à-dire à tous ces « ennemis de l’intérieur » qui contribueraient à détruire la France.

Au cours de la même période, Jaurès s’est efforcé d’élaborer a contrario une vision de l’identité nationale prolongeant la perspective patriotique née à l’époque du printemps des peuples. La question nationale y est subordonnée à la question sociale et détachée de la religion : le but de l’éducation est en effet de former des citoyens libres et autonomes usant de leur raison pour échapper aux dogmes religieux et aux déterminismes. Jaurès défend ce qu’il présente comme le patriotisme, qui s’appuie sur l’internationalisme ouvrier pour construire le progrès social. Il s’oppose en cela au nationalisme barrésien, revanchard et anti-allemand.

Références : Gérard NOIRIEL, À quoi sert « l’identité nationale » ?, Éditions Agone, collection « Passé & présent », Marseille, 2007

(à suivre)

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