GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

De l'indentité nationale... Turque

En « une » d’un tabloïd d’Istanbul, explose l’énorme photo d’un groupe d’une trentaine de députés nationalistes se battant dans une empoignade homérique, en pleine Assemblée nationale, en réaction à un discours du Premier ministre Reccep Tayyib Erdogan suggérant une « initiative » pour ouvrir la discussion… avec les minorités kurdes. Pas si loin du Paris de Besson et d’Hortefeux, le « débat » sur «l’identité nationale » turque donne à réfléchir.

Cela fait au moins deux siècles que ça dure. La dernière partie de l’histoire remonte au sultan Abdül Mecid 1er (1839-1861) et au sultan Abdül Hamid II (1876 -1908) : deux longs règnes, en conflit avec les janissaires puis les militaires, qui furent ceux d’une interminable fragilisation puis du déclin de l’Empire Ottoman en dépit des « modernisations » volontaristes ou « réorganisations » administratives (Tanzimat). Du XIXe au XXe siècle, la Turquie survivante aux deux empires défaits, n’a fait que se « chercher » une identité nationale. Étirés sur deux rives, entre l’Europe et l’Asie, l’hétérogénéité de vastes territoires partagés entre de nombreuses minorités nationales, religieuses, culturelles, empêchait à la fois l’état et la nation d’exister. Les grandes puissances européennes se chargeaient d’ailleurs et tout au long du XIXe siècle d’affaiblir «l’homme malade de l’Europe », en démantelant le pouvoir du Sultan, dans les Balkans d’abord (Traité de Berlin en 1876, de Londres en 1912) puis dans tout le Moyen-Orient (Traité de Sèvres 1920 avant celui de Lausanne en 1923). D’où, pour aller vite, l’apparition des célèbres et étranges « jeunes-turcs » ultra nationalistes qui, tout en étant avides d’Europe, de liberté, de constitutions, voyaient leur Révolution et leur République comme une nécessaires « fête du sang » revivifiant les racines turques enfouies. Ils prirent leurs sources aussi bien à droite qu’à gauche, auprès de la bourgeoisie comme auprès du peuple, chez Jaurès comme à l’Action française, mélangeant ardemment nationalisme et racisme, religion d’état et laïcité, purification ethnique et dictature, conspiration secrète et démocratie populaire. Dans la première phase de 1908 à 1920, après avoir neutralisé le régime des sultans, ils prirent toutes les mauvaises décisions. Dans les Balkans où ils perdirent pied jusqu’au Traité de Londres en 1912 devant les grandes puissances avides de les dépecer. Ils dirigèrent curieusement le pays comme des comploteurs, des chefs clandestins, un état-major secret de l’armée. Ils bradèrent les libertés qu’ils avaient proclamées et finissent par imposer une « troïka » mystérieuse et toute-puissante, (Enver, Talat, Cemal) qui déclara la guerre en 1914 à la Russie, se faisant battre aux Dardanelles en 1915, ce qui les conduisit à la déroute militaire aux côtés de l’Allemagne et au catastrophique Traité de Sèvres signé par le sultan. Avant d’être en fuite, de brûler leurs archives et d’être tous trois assassinés, ils exterminèrent et furent exterminés : ils commirent le génocide des Arméniens (un million de victimes), présenté aujourd’hui comme un simple « crime de guerre » pour se sauver de la Russie et d’une guerre désastreuse (la population du pays au total est passée de 14 millions d’habitants en 1912 à 11,6 millions en 1922). Aussi bien les Balkans que les territoires arabes échappèrent à l’ex-Empire qui se restreignait comme peau de chagrin y compris en Anatolie. La survie de la « turcité » était donc en jeu : à partir de 1920, un des anciens « jeunesturcs », Mustafa Kemal (blond aux yeux bleus) s’imposa comme homme providence, la résistance s’organisa, puis il conduisit, persécuté puis victorieux, la guerre d’indépendance, à partir d’Ankara, pour finir en 1923 par une renégociation globale lors du Traité de Lausanne. L’actuelle Turquie est ainsi sauvée, refondée vigoureusement, la République proclamée le 29 octobre 1923 : parti unique puis parti état et armée nation, avec culte du chef suprême renommé Atatürk. Les « six flèches » s’imposent : nationalisme, républicanisme, populisme, étatisme, laïcisme, révolutionnarisme. Kémal, sa vie, son œuvre, sont restés, depuis, le ciment de la nouvelle nation et de l’état, de « l’identité nationale ». Mais le régime avait de fortes contradictions. Il se réfère aux Lumières, à la Révolution Française, aux Jacobins, mais à Ankara, Bonaparte est arrivé avant les sans-culottes. Dans ces années 30 il a même cherché à faire symbiose et à dépasser à la fois Mussolini et Staline en une « troisième voie ». De 1923 à sa mort en 1938, – et au-delà – Kemal réunit à la fois des éléments d’extrême gauche et d’extrême droite, mafieux, militaires, industriels et intellectuels (un peu comme les péronistes en Argentine si on cherche un autre exemple). Avec des aspects très paradoxaux : par exemple, la jeune révolution kémaliste a fait exécuter une centaine de personnes qui refusaient de porter le chapeau européen au lieu du turban, mais elle a donné le droit de vote aux femmes en 1934, 11 ans avant la France ! Elle a imposé le calendrier occidental, et un nouvel alphabet. Ainsi que la priorité à l’instruction et l’école. La laïcité a été proclamée mais pour mieux imposer le contrôle de la religion par l’état, uniquement par l’état : tout turc est « musulman », c’est sur sa carte d’identité. « Ceux qui ne sont pas purs turcs n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque, c’est le droit d’être serviteurs, le droit à l‘esclavage » dit le ministre de la justice de Kemal en 1930. « Les minorités doivent être dirigées comme des colonies différentes du corps national, soit être représentées par ce même corps » selon un intellectuel kémaliste, H.F. Alasya. Elles s’inclinent ou elles meurent. La violence nationaliste peut ainsi tenter de fonder une nation en mêlant fanatisme et obscurantisme, révolutionnarisme et modernisme, mais pas la consolider. Elle ne peut suffire à la faire vivre durablement. Car le curieux mélange de violence, d’intolérance, de parti unique, de tentative avortée de pluripartisme, d’avant-gardisme et de volontarisme qui fut mis en œuvre par l’autorité kémaliste laisse des traces indélébiles l’obscurantisme reste niché, les évolutions sont bloquées. Aujourd’hui il est toujours impossible et réprimé de critiquer Atatürk dont le portrait et les œuvres figurent partout. L’intolérance à tout ce qui n’est pas « turcité » et kémalisme est maintenue 70 ans après derrière le pouvoir officiel par l’armée qui a, comme dans le passé gardé les rênes. Ainsi le 10 novembre 2009 à 9 h 05, tout s’est encore arrêté encore dans les rues et les villes pour commémorer par deux minutes de silence, la main sur le cœur, le 71e anniversaire de la mort d’Atatürk dans le Palais Dolmadahçé (où son lit est toujours visitable, couvert d’un grand drapeau rouge avec le croissant). Quelque part, en plus brutal, c’était du Besson-Hortefeux- Sarkozy faisant chanter La Marseillaise : puisque ce n’est pas par l’intégration démocratique mais par la force de l’autorité étatique, policière, culturelle et religieuse, et le respect contraint des symboles, que les minorités doivent être sélectionnées, identifiées et assimilées. Pas d’empathie, ni de souplesse, pas de compromis ni de pédagogie. Les Kurdes, les Grecs, les Alevis, les Arabes, les Arméniens et les Juifs ne disposent pas du droit universel de se sentir respecté dans leur identité, dans leurs valeurs démocratiques, dans leur langue : tous doivent être Turcs. Ou réprimés. Plutôt que les méthodes turques, la démocratie est à coup sûr le meilleur moyen pour être un creuset fusionnel entre différentes minorités. Si des islamistes modérés (genre démocrates-chrétiens allemands ou italiens) accèdent au pouvoir, l’armée gardienne des valeurs kémalistes, gronde et censure. Que des ouvriers syndicalistes fassent grève et manifestent, ils sont brutalement réprimés même s’ils sont « turcs » car la dissidence même turque est incompatible avec le système kémaliste (et le Smic ici n’est qu’à 300 euros pour une durée légale de 45 h hebdomadaire). Ni minorité religieuse, ni minorité nationale, ni classe sociale, turcité ! Référence à l’autorité suprême kémaliste et violences sont restées le moyen privilégié du « consensus » nationaliste. Sinon, répression, assassinat, expulsions, exclusions. Le chemin semble long et difficile pour en sortir et changer des moeurs si durablement ancrées. Sauf par la jeunesse cultivée, ouverte, mobilisée sur le monde et par les luttes sociales. Car le système politique cultive les arriérations et les préjugés qui le servent vont de pair avec les connivences décennales entre apparatchiks volontiers kémalistes qui se relaient de partis en partis, parfois dissous par la force ou battus électoralement à plate couture par le peuple : « l’opposition », avec des mafias fascisantes (loups gris), des tueurs clandestins (services secrets) et des parrains occultes (état-major militaire). Par exemple : le gouvernement est statutairement obligé de se réunir une fois par mois avec le « comité de sûreté nationale » véritable instance suprême militaire du pays : il est sous contrôle en dépit du fait qu’il soit, lui, élu. Comment en sortir ? L’actuel parti au pouvoir, AKP, n’ose seulement que proposer une réunion « tous les deux mois » avec un « secrétaire civil » au lieu d’un « secrétaire militaire »… La clef idéologique de ce régime, turcité et kémalisme confondus, matrice de l’identité nationale, est adversaire de la démocratie : il suffit que des négociations pourtant évidentes, nécessaires, incontournables – avec les fortes minorités kurdes et leurs chefs (PKK, Oçalan) soient seulement envisagées et tout pète. Surgissent en énorme et en couleur dans les tabloïds les images des députés se battant physiquement comme des chiens à l’Assemblée nationale d’Ankara. Tous les nationalismes ont un prix obscur à payer pour maintenir leur identité. Gérard Filoche

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